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Scolies
10 août 2013

CCCXVIII

Le préjugé est une opinion sans fondement. Ainsi dans toute la terre on inspire aux enfants toutes les opinions qu'on veut, avant qu'il puissent juger. 

– Voltaire

La difficulté à comprendre la nature du préjugé vient de ce que nous sommes forcés d'avoir des préjugés. Qui pourrait se vanter d'avoir toujours des opinions fondées ? Et qui peut se payer le luxe de suspendre toujours son jugement, de ne rien affirmer de certain ? Dieu seul pourrait se passer de préjugé ; mais nous sommes hommes, et nous devons renoncer à connaître le monde par l'intuition divine. Il n'est pas prudent de s'empresser de condamner tous les préjugés, ne serait-ce que parce qu'il y a des préjugés qui ne sont pas faux. Le préjugé est une opinion sans fondement, c'est-à-dire que la vérité de l'opinion n'est pas prouvée et que celle-ci ne repose pas sur un socle assez solide pour qu'on puisse l'énoncer avec confiance. Pour les enfants, la nécessité de leur inqulquer des préjugés exprimant une opinion vraie est évidente ; mais arrivés à l'âge mûr, nous devons encore nous reposer sur des préjugés. Par exemple, j'ai un préjugé concernant les italiens : je crois qu'ils sont plus passionnés que les français. Je le crois, parce que je passe mon temps à lire Stendhal, et que les témoignages de touristes vont dans ce sens. Mais je ne suis jamais allé en Italie ; mon opinion n'est pas fondée, et j'en ai conscience. Pourtant, je crois vraiment que les italiens éprouvent des passions plus intenses que nous ; quoique j'ai conscience que ce soit un préjugé, j'estime que cette opinion a plus de chance d'être vraie que fausse. Ce préjugé n'est donc sans doute pas mauvais ; et il ne manque plus que je fasse un voyage en Italie, que je parle aux italiens, que je m'intéresse de près à leurs moeurs pour que mon préjugé devienne un jugement vrai. 

Mais pourquoi alors les philosophes, les esprits libres, à la Voltaire, s'acharnent tellement à combattre les préjugés ? Pour une raison toute simple : la plupart des hommes confondent leurs préjugés incertains avec des jugements sûrs. Si nous savions tous discerner le préjuger du véritable jugement, le préjugé de poserait pas de problème. Or l'expérience montre que les hommes, dès qu'ils se meuvent dans la sphère de la pensée, sont atteints du vice de la précipitation et de la présomption. Plutôt que de prendre la peine d'examiner leur opinion, et de prendre conscience qu'elle n'est pas fondée, ils préfèrent la lancer à toute allure et déclamer, péremptoires, qu'ils savent ce qu'ils disent, que c'est comme ça, et que si les autres ne sont pas d'accord, c'est qu'ils sont cons. C'est précisément contre cette présomption, venant de l'orgueil naturel des hommes, que les philosophes se battent. Ici, pensons à l'éternel Socrate, incarnation de l'esprit libre : tu crois savoir, mais tu ne sais rien, et je vais te le montrer ; quant à moi, je ne me précipite pas, j'essaye de développer des idées comme je peux ; néanmoins je fais renaître sans cesse à mon esprit modeste cette sentence qui fait ma sagesse : "la seule chose que je sais, c'est que je ne sais rien." Les célèbres apories socratiques libèrent l'esprit car elles font prendre conscience que nous avons des préjugés ; et le seul fait de savoir qu'on exprime une opinion à partir d'un préjugé permet de se libérer de celui-ci. Aussi les philosophes, bien qu'ils aient raison de chercher à transformer, avec l'aide de la science, leurs inconsistants préjugés en jugements fermes, doivent surtout apprendre, à eux et aux autres, à discerner ce qui relève d'une opinion incertaine ou d'un jugement certain. C'est le chemin de la liberté de l'esprit, et le seul possible ; toute sagesse vient de là ; la modestie de l'esprit conduit au triomphe de l'esprit. 

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