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Scolies
5 novembre 2011

XXX

La basse continue est le fondement entier de la musique, elle se joue avec les deux mains, de telle sorte que la main gauche joue les notes écrites, tandis que la main droite ajoute consonances et dissonances, ce qui produit une harmonie agréable pour la louange de Dieu et le légitime plaisir des sens ; car la seule fin et le seul but de la basse continue, comme de toute musique, ne peuvent être que la louange de Dieu et la récréation de l'âme. Lorsque cela est perdu de vue, il ne peut y avoir véritablement de la musique, mais seulement des bruits et des cris infernaux.

Johann Sebastian Bach

 Rapha_l___Extase_de_sainte_C_cile

Comment une civilisation ayant engendré Bach peut-elle avoir donné naissance à des Michael Jackson ou des Lady Gaga, et, surtout, avoir glorifié frénétiquement ces machines marchandes sans âme, ces idoles qu'on impose à l'ensemble de la population mondiale et dont on a de la peine à admettre l'humanité, ces caricatures de l'être humain qui mériteraient qu'on leur déchiquete les maudites cordes vocales et, tant qu'à faire, qu'on leur immole joyeusement ce corps mécanique et froid qui déambule sur tous les écrans ? Non ; ce n'est pas la même civilisation, celle de Bach et celle de Katy Perry ; il y a une différence de nature entre ces deux civilisations, ces deux peuples, ces deux cultures.

À l'origine de ce changement fondamental, dont on commence à peine à mesurer la portée, il y a un bouleversement métaphysique : sans cela, on ne saurait expliquer une telle dépravation, une dégringolade générale qui ne semble pas prêt de s'arrêter. C'est ce bouleversement métaphysique qui nous permet de comprendre pourquoi la création et l'écoute musicale n'ont plus du tout le même sens, ni le même résultat, ni la même finalité que dans le passé. Aujourd'hui, ce n'est plus comme avant, aujourd'hui, n'importe qui se permet de fabriquer de la musique ; on se marrerait bien de celui qui n'ose appréhender la composition, effrayé par son caractère sacré, ou de celui qui écouterait de la musique, non pour le divertissement, la fête, le fun, la rigolade, l'ambiance communautaire, la jouissance facile, mais pour élever son âme, pour sentir vibrer dans tout son corps la puissance de l'harmonie, pour avoir un contact avec l'indicible, percevoir ce qui, par sa nature, dépasse le λόγος.

Dans un monde qui place l'essentiel non dans la contemplation d'une transcendance ou dans la recherche d'une harmonie épanouissante, mais dans la jouissance immédiate de ce qui est facile, séduisant par sa médiocrité, dans la recherche de l'hyperfestivité permanente, il n'est pas étonnant que le goût et la création musicale soit dans une misère qui eût fait se suicider illico un Beethoven, pauvre génie qui avait déjà assez de problème en son temps. Le capitalisme libéral, avec sa métaphysique du dernier homme, a rendu normal la fabrication en masse de pantins qui gesticulent en croassant des débilités ainsi que la soumission du peuple à ces excréments mélodiques qui ont, par ailleurs, tué la véritable musique populaire. Les bruits et les cris infernaux, on les entend partout ; la technologie sert leur propagation, et il est devenu impossible d'y échapper : c'est toute la société qui est fière de diffuser dans tous les lieux publics ces monstruosités ; dans le bus, la rue, au téléphone, à travers les murs des voisins : partout prolifère ces jingles à peine améliorés... Je n'aurai jamais de phrases assez violentes pour vomir ces insanités que je suis forcé de subir à longueur de journée ; et j'ai, pour ne pas devenir fou, régulièrement besoin de m'exercer à l'insulte et au crachat, d'exorciser la bassesse de la néomusique qui s'enfouit tous les jours en moi.

Plus j'y pense, et plus je comprends que le propos, souvent moqué, de Platon n'est pas du tout absurde : la musique est profondément liée à la politique et exerce une influence sur ceux qui l'écoutent. Tout est lié dans une société : comprendre la musique de la modernité, c'est comprendre sa politique et sa métaphysique inconsciente.

J'écris ça en écoutant la Passion selon saint-Jean. Je me plais à imaginer Bach aujourd'hui, assistant à la fête de la musique, et admirant la foule se prosterner devant des groupes d'arrogants adolescents prépubères et proférer des cris hystériques à la vue de la dernière pétasse chanteuse et danseuse à la mode : c'est du joli...

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