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Scolies
2 avril 2012

CLXXIX

Cette attente m'effraya si fort, qu'ayant étudié jour et nuit, pendant trois semaines, un petit discours que j'avais préparé, je me troublai lorsqu'il fallut le réciter, au point de n'en pouvoir dire un seul mot, et je fis dans cette conférence le rôle du plus sot écolier.

– Jean-Jacques Rousseau

guillemin

Pour être à l'aise dans un discours, pour ne pas se sentir étriqué dans l'action préparée, comme une balle bloquée dans un fusil, l'attente du moment décisif ne doit pas se faire trop lourde, la tension se faire trop forte, au point de se rendre inerte, lamentablement. Tout se passe comme si l'excès de concentration et de préparation aboutissait forcément à un décevant engourdissement. Mais justement, cette concentration et cette préparation excessives, dictées par un perfectionnisme aux vertus douteuses, ne sont certainement pas une bonne concentration et une bonne préparation : il s'agit bien plutôt de débordante concentration pathologique, de sérieuse préparation maladroite. Si la tension de l'esprit est toujours nécessaire pour prodiguer une stimulation que requiert tout effort exigent, cette tension peut être vicieuse, malade, nuisible. Comment distinguer la tension féconde de la tension stérile ? Comment favoriser la première sur la seconde ? On aurait envie de dire que la tension stérile est animée par la crainte de rater et que la tension féconde est animée par le désir de succès ; mais par là on ne dit pas assez, car, si l'on y pense, il y a toujours une forme de crainte dans la tension, dans la préparation, quelle que soit sa nature, et c'est la crainte de mal faire, utile crainte qui empêche les erreurs, favorise l'examen rigoureux, et qui s'assimile presque au désir de bien faire : s'efforcer de réussir revient à peu près à s'efforcer de ne pas rater. Mais si l'on dramatise cette petite différence, que l'on creuse ce "presque" et cet "à peu près", nous pouvons sans doute avancer dans l'effort de distinction. En effet, on voit bien que dans la tension stérile, il est bien plus pertinent de parler de la crainte de mal faire, et plus précisément, de peur de se louper, de s'exposer aux quolibets, de s'enfoncer dans une honte avilissante, de décevoir ceux qui attendent beaucoup de nous ; le négatif est plus fort que le positif ; autrement dit, c'est la vision de l'échec possible plus que la perspective heureuse d'être acclamé, ou de réussir l'exercice que l'on s'est imposé qui domine. 

Il y a, dans la tension stérile, une angoisse de la honte qui pourrait s'abattre sur nous ; et toute la préparation de ces hommes terrorisés par le regard des autres consiste à chercher à ne pas décevoir son auditoire. La crainte de la honte amène déjà la honte ; lorsqu'elle est redoutée, elle ne manquera point de venir ; se laisser aller à la peur de la honte, c'est l'appeler d'une voix forte. Leur erreur est ne pas assez songer au travail lui-même, et de se focaliser sur les effets supposés du résultat, figeant leur mouvement. Il est fréquent de pouvoir facilement apprendre par coeur un poème, savoir parfaitement le réciter seul, et ne pas du tout pouvoir le faire en public ; c'est que l'attention n'est pas fixée sur le poème et sur son articulation, mais sur le regard des autres. Rousseau est un timide ; là est la source de tous ses maux. Voltaire, lui, est sûr de lui ; il ne s'emmêle pas dans des craintes inutiles ; il ne pense point à penser, il ne pense point à faire de l'esprit, mais il pense, mais il fait de l'esprit.   

Lorsqu'on regarde les hommes éloquents, ce qui frappe, c'est la confiance qui émane de tout leur être ; on dirait qu'ils ne doutent pas, et c'est ce qui apporte la persuasion chez l'auditeur : le fameux discours de Bayeux du Général de Gaulle, que nous avons la chance de pouvoir visionner à notre guise, en est un exemple remarquable. Plus encore, Henri Guillemin, ce conteur indépassable, donne l'idée de l'homme éloquent, ayant beaucoup travaillé, mais sans crainte aucune, allant triomphalement, non sans quelques moments d'improvisation, vers l'objectif qu'il s'était fixé. Mais quand diable viendra l'Henri Guillemin de la philosophie ?

Il y a une tension bénéfique qui va de pair avec une grande confiance en soi-même, confiance n'allant jamais jusqu'à la présomption ; cette confiance au moment du discours est indispensable pour l'orateur, car c'est cette confiance qui lui fait songer à l'essentiel, c'est-à-dire au mouvement de son discours, au lieu de misérablement se perdre, comme les timides, dans un abîme d'angoisses, de faux-problèmes, de troubles paralysants. Au moment venu, allons, allons, et ne pensons point ; allons allègrement, réunissant en un point toutes les forces accumulées.

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Commentaires
J
Gamin, je regardait avec passion les conférence d'Henri Guillemin que diffusait la télévision Suisse romande...
Scolies
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