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Scolies
3 avril 2012

CLXXX

Toute l'amertume de l'existence lui semblait servie sur son assiette, et, à la fumée du bouilli, il montait du fond de son âme comme d'autres bouffées d'affadissement. 

– Flaubert

flammekueche_ou_tarte_flambee

C'est l'histoire rigolote et émouvante de quatre philosophes français. Ils sont jeunes, ils aiment la vie, ils sont alsaciens, ce qui revient à dire qu'ils aiment autant les tartes flambées que les concepts philosophiques qu'ils fréquentent au quotidien ; pour eux, les oignons et les lardons comptent autant que l'être et la ressemblance ou que les concepts purs de l'entendement, et ils ne voient pas pourquoi la rigoureuse critique des paralogismes de la psychologie transcendantale serait contradictoire avec une joyeuse boustifaille en agréable compagnie. Un beau jour, le Gargantu'flams leur tombe dessus ; excités par ce délicieux mélange entre le bon vieux Rabelais et la divine spécialité alsacienne, ressentant au fond d'eux même l'agôn des grecs anciens qu'ils vénèrent, ils ne peuvent s'empêcher de sauter sur l'occasion, former une équipe de lurons philosophiques, et tenter de se surpasser eux-mêmes. L'homme est quelque chose qui doit être surmonté, lisent-ils dans Nietzsche ; pourquoi ne pas se surmonter grâce aux tartes flambées ? On est Übermensch comme on peut. 

Ils y vont, courageux, enthousiastes, conscients que les autres étudiants ont un gabarit plus imposants et que leur corps sont davantage exercés ; mais les philosophes ont l'esprit, et ont confiance en son pouvoir. Pour le coup, ils font fait bel et bien de la philosophique pratique : tous les grands concepts sont convoqués pour servir la noble cause. Ils se rappellent de Saint-Augustin, qui a tant insisté sur la nécessité d'avoir une volonté totale pour se convertir à Dieu, lequel était pour l'occasion transposé en tarte flambée ; ils s'efforcent de sentir au plus profond d'eux-mêmes leur Wille zur Flammenkuchen ; et ils songent à Spinoza exhortant les hommes à connaître ce que peut le corps, puisque les circonstances permettent de mesurer très concrètement la courbe de la puissance s'élevant rapidement puis progressivement s'abaissant, à mesure que leur estomac, bon gré mal gré, s'emplit et se bourre jusqu'à la satiété. Le dégoût monte, inexorablement, mais ils savent que les yeux des grands philosophes, Aristote, Descartes, et Jean Yanne pèsent sur eux ; ils ne veulent point les décevoir ; ils mangent et ils mangent, péniblement, se faisant violence à eux-mêmes à chaque mastication. Malgré la résistance du corps, ils les ont becté, les dix-neuf tartes flambées, et ξὺν ὅλῃ τῇ ψυχῇ, comme dirait Platon, de toute leur âme ! Le travail est fait, ils se sont noblement battus, ils sont aussi lourds que le style de Kant et de Hegel réunis, ce qui n'est pas peu dire, mais enfin, ils sont contents, ils ont survécu à l'épreuve.

Et ils sont partis, avec l'honneur, la bouche en feu, les lardons à la place des globules rouges, et l'estomac du diable pour essayer de digérer dignement les tartes flambées sauvagement dévorées.

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