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Scolies
28 avril 2012

CCV

Degas avait un grand faible pour Forain. Forain disait : Mossieu D'gâs, comme Degas disait : Monsieur Ingres. Ils échangeaient leurs mots terribles. Quand Forain se construisit un hôtel, il fit poser le téléphone, alors encore assez peu répandu. Il voulut l'utiliser tout d'abord à étonner Degas. Il l'invite à dîner, prévient un compère qui, pendant le repas, appelle Forain à l'appareil. Quelques mots échangés, Forain revient... Degas lui dit : "C'est ça, le téléphone ?... On vous sonne, et vous y allez."

– Paul Valéry

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La technique est équivoque. Ceux qui s'efforcent, par tous les moyens de la rhétorique, de lui donner un sens ou une valeur univoque sont forcément de parti pris ; c'est l'idéologie qui parle en eux, par haine viscérale ou par croyance fanatique de la technique. Ces deux adversaires sont plus proches qu'ils ne le croient ; ils sont liés par le même vice de raisonnement, à savoir l'évacuation de l'homme et des circonstances dans leur jugement sur la technique. Ils isolent la technique, en font une abstraction creuse, une valeur en soi, fabriquent des boucs-émissaires en carton qui servent leur idéologie, et se condamnent à persuader tout le monde et à ne convaincre personne. Ils savent chauffer le fer, mais ne savent point forger l'arme ; ils ont l'énergie, mais non la volonté de construire.

Ils sont nombreux, les apologistes aveugles de la technique en soi. Dans les facultés, lieu de croyance, il est difficile d'échapper à la propagande de la révolution numérique. J'ai le souvenir d'une affiche prétentieuse, d'un vert de mauvais goût, où l'on voyait le mot numérique côtoyer joyeusement des mots tels que progrès, solidarité, échange, tolérance, innovation, démocratie et bien d'autres encore : je crois que je suis largement au-dessous de la réalité. Ces exemples de prophéties vides ne sont pas rares et suscitent à juste titre les critiques sévères des sceptiques qui ne peuvent imaginer que des progrès technologiques, tout aussi révolutionnaires soient-ils, puissent un jour résoudre d'un coup tous les problèmes de l'homme, en faire un être parfait, sans vice, sans défaut, sans négativité ; et en vérité, on s'aperçoit rapidement que ces fanatiques de la technique sont les amis de l'empire du Bien, lesquels ne veulent pas autre chose que de transformer l'homme vivant et imprévisible en béat citoyen festif. 

Heureusement, tout le monde n'est pas progressiste, tout le monde n'est pas festivocrate, tout le monde n'est pas adorateur de la technique en soi. Il y a également une poignée de réactionnaires, de féroces vieux cons, comme ils s'aiment à se qualifier eux-mêmes, qui ne se laissent point abuser par les pieux discours de la horde progressiste. Mais ennivrés par la joie, très intense, de la réaction contre le mouvement et de la démolition des idoles modernes, ils en viennent imperceptiblement à aimer la réaction pour la réaction, et jouir de la démolition pour la démolition ; leur ferveur anti-moderne leur font perdre la subtilité de leur jugement. Avec eux, la technique devient l'ennemi. Les ordinateurs sont la cause des échecs scolaires, les téléphones portables expliquent la désocialisation des citoyens, Internet est une grossière poubelle, le livre numérique tue le divin livre en papier, les robots nous feront perdre le sentiment de l'effort, la manipulation génétique nous menace ; la fin de l'homme est proche ; la technique tuera la vie. Alain Finkielkraut, que l'on ne remerciera jamais assez pour la qualité rare de ses émissions et l'éloquence dont il fait preuve pour liquider les dogmes des modernes fanatiques, n'échappe malheureusement à cette peur pathologie de la technique. Les philosophes ont rarement une grande sympathie pour la technique, et manquent terriblement de bon sens lorsqu'ils abordent la question. Heidegger, le philosophailleur de l'angoisse, commença par être angoissé par la radio, puis par la télévision, et enfin par les autoroutes ; toute la modernité est un prétexte pour alimenter l'anxiété de l'abstrait être-pour-la-mort.

Nous devons procéder avec la technique comme avec les passions, qu'il nous faut essayer de diriger, et non de supprimer. La technique est là, elle ne disparaîtra pas, elle continuera à s'épanouir ; prenons-là, et faisons-en ce que nous pouvons. La technique n'a absolument rien de bon ou de mauvais en soi ; le jugement s'établit en fonction des circonstances, et, surtout, de l'homme. Car  la technique est souvent l'utile cache-sexe de la bêtise, de la fainéantise, du vice, de la faiblesse, ou de la nature de l'être humain.

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