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Scolies
10 mars 2012

CLVI

Mais la curiosité n'est pas un de ces sentiments factices qu'il faille éloigner de l'âme neuve et faible encore des enfants. Elle est, bien plus que la gloire, le motif de grands efforts et des grandes découvertes. Ainsi, bien loin de s'étudier à l'éteindre, comme l'a quelquefois conseillé, non seulement cette morale superstitieuse, enseignée par des fourbes jaloux d'éterniser la sottise humaine, mais même dans cette fausse philosophie qui plaçait le bonheur dans l'apathie, et la vertu dans les privations, il faut, au contraire, chercher avec d'autant plus de soin à exciter ce sentiment dans les élèves, déstinés, pour la plupart, à ne point aller au-delà de ces premières études, que les hommes qui ont peu de connaissances, dont les besoins sont bornés, dont l'horizon étroit n'offre qu'un cercle uniforme, tomberaient dans une stupide léthargie, s'ils étaient privés de ce ressort. 

– Condorcet

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Il faut faire préciser ce qu'il faut entendre par curiosité, s'efforcer de montrer comment cette tendance neutre peut s'élever au rang de haute vertu, et en faire l'apologie. La meilleure définition, comme de coutume, est donné par le Littré, définition claire et concise qu'il nous suffira de développer : la curiosité est un penchant à voir et à savoir. Littré dit "penchant" ; on dirait tout aussi bien tendance, inclination ou, c'est le mot que je préfère et l'on verra pourquoi par la suite, élan ; l'idée essentielle est qu'il y a, dans la curiosité, quelque chose en nous qui pousse. Autrement dit, la curiosité doit se concevoir en tant que mouvement du sujet vers un objet ; la curiosité est fondementalement motrice. Pour que la définition soit complète, il faut déterminer l'objet vers lequel la curiosité pousse ; cet objet, c'est évidemment le savoir. (Littré parle également de penchant à "voir" parce que l'emploi du terme curieux est parfois associé à la vision d'une chose, dans le sens où l'on dit : "je suis curieux de voir cela" ; mais dans tous les cas, la vision est englobée dans le savoir, et c'est vers ce dernier terme qu'il faut se concentrer). Nous pouvons donc dire, pour résumer, que le curieux est l'homme animé par un désir de savoir des choses.

Or, c'est évidemment en déterminant les choses que le curieux désire savoir que l'on peut aller plus loin dans notre effort de définition. Lorsque l'on dit que la curiosité est un vilain défaut, l'on parle de la curiosité qui s'applique à des objets dont la recherche de la connaissance est nuisible ; et il faut dire que bien souvent, ce sont les hommes, parfois curieux eux-mêmes, qui tiennent à préserver leurs secrets qui profèrent ce proverbe. La curiosité peut être une passion, faisant perdre la maîtrise d'eux-mêmes à ceux qui en sont affectés, voire une passion réellement triste conduisant les hommes à s'acharner à enquêter sur des détails insignifiants dont ils savent pourtant que leurs connaissances ne peut qu'apporter chagrin et tracas ; ainsi est le jaloux, qui est toujours dominé par une curiosité triste qu'il est difficile de neutraliser. Cependant, ce n'est pas cette curiosité faible qui m'intéresse ici ; ce que je voudrais approfondir, c'est la curiosité active, d'où ma préférence pour l'expression d'élan vers le savoir, mot qui indique la force de propulsion contenue dans la curiosité, force consciente et assumée.

Car s'il y a une curiosité saine, une curiosité forte, une curiosité qui prête à l'épanouissement de l'individu, et c'est celle qui s'oriente vers le Savoir, mot, ou plutôt concept, auquel je mets une majusucule pour préciser que j'entends par là le sens fort du savoir. Il est impossible de déterminer précisément ici toutes les caractéristiques d'un tel savoir, et d'ailleurs, une telle entreprise dépasse de loin mes forces ; je me contente de dire qu'il s'agit là du savoir réellement utile et fécond, le savoir constructeur, le savoir qui apporte non seulement une joie par lui-même, mais également par ses conséquences bénéfiques ; c'est le savoir qui est profondément lié à σοφία. De cette curiosité là donc, nous devons dire, de toutes nos forces, contre le christianisme qui condamne la recherche libre de la connaissance, contre les notables élitistes qui veulent se préserver le privilège du savoir, qu'elle est une haute vertu que le pédagogue doit encourager. Condorcet a mille fois raison d'insister sur son importance pour l'élève : étant curieux, nous sommes poussés à faire des efforts, donc à travailler et à être actif, ce qui est déjà beaucoup ; de surcroît, lorsque nous sommes animés par cette saine curiosité qui nous conduit à la connaissance des choses belles et bonnes, nous jouissons sans cesse de cette double joie : joie de la recherche en elle-même,  et joie du fruit goûté. Il n'y a rien de plus opposé à la curiosité que le morne ennui ou que la stérile langueur des nonchalants et des vélléitaires. Je crois que Wikipédia a permis a beaucoup de personnes d'alimenter leur désir de savoir et de pouvoir le satisfaire aisément ; il s'agit d'un noble projet, l'une de ces entreprises qui convainc des bienfaits de certains aspects de la modernité, ce qui est assurément bien rare.  

Curiosité, vertu motrice, vertu constructrice, vertu républicaine, vertu joyeuse.

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