Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Scolies
alain
14 mars 2012

CLX

Le doute est le sel de l'esprit.

– Alain

duo_sel_poivre_versailles_peugeot_01

Le doute est le sel de l'esprit ; la résistance est le poivre du corps ; et un homme fort est un homme bien assaisonné. Grosse sottise, oui ; mais grosso modo toute la morale de la force, qui est la véritable morale, n'est qu'un développement de cette proposition.

Publicité
Publicité
12 mars 2012

CLVIII

Mais aussi quand j'avais une fois ma chère petite brioche, et que, bien enfermé dans ma chambre, j'allais trouver ma bouteille au fond d'une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisais là tout seul, en lisant quelques pages de roman ! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie, au défaut d'un tête-à-tête. C'est le supplément de la société qui me manque. Je dévore alternativement une page et un morceau : c'est comme si mon livre dînait avec moi.

– Jean-Jacques Rousseau

DSCF2176

Trop souvent les plaisirs du corps et les plaisirs de l'intellect sont arbitrairement séparés, comme s'il y avait une telle différence de nature entre eux qu'ils ne pouvaient se mêler dans un même désir et dans une même action. La manière dont nous désirons lire contredit directement cette séparation arbitraire. Leçon de Deleuze : le désir est complexe, il est agencé avec des éléments hétérogènes, et il est toujours artificiel d'isoler l'un de ces éléments lorsqu'on l'on souhaite exprimer notre désir. L'excès d'abstraction serait nuisible dans ce sujet qui demande du concret ; aussi, je m'y plonge, et avec délectation. Mes lectures, je les associe à des moments de la journée et à des lieux très précis ; non pas tous, mais mes livres les plus chers, mes livres de chevet, sont profondément liés à ces éléments extérieurs qui accompagnent et stimulent mon envie de lire. Alain, c'est toujours le matin que je le lis, en prenant mon petit-déjeûner ; je ne conçois pas une lecture réellement plaisante des Propos sans ma tasse de café et mon jus d'orange ; c'est ainsi. Je crois qu'il ne s'agit pas d'un hasard, si c'est cet auteur que je lis le matin ; par nature, Alain réveille, il force son lecteur à éveiller son esprit en même temps que les vitamines B du jus d'orange éveillent le corps ; et, procédant ainsi, j'ai l'impression de respecter le mouvement de ses Propos, car, plus qu'à n'importe quelle autre moment de la journée, nous savourons le quotidien le matin, à l'aube, lorsque nous pensons qu'un nouveau jour se lève. Voilà ce que j'aime dans la lecture d'Alain le matin : à chaque nouveau lever de soleil correspond l'émergence d'une nouvelle pensée.

Je n'aime point sacraliser l'objet du livre ; je me ris de ceux qui prennent leurs bouquins comme des reliques qu'ils n'osent abîmer ; et c'est joyeusement que je contemple les miettes et les traces de café ou de vin qui parsèment un nombre considérable de mes livres. De même, aussi singulier que cela puisse paraître, j'aime découvrir, en feuilletant un livre déjà lu, un poil traînant de-ci de-là, entre deux belles phrases : c'est signe que je suis passé par là, et non seulement mon esprit, mais également mon corps. L'état de mon bouquin de Deleuze sur Spinoza et le problème de l'expression, qui pourrait sembler appartenir à un ivrogne, me rappelle l'une de ces heureuses soirées solitaires dans lesquels âme et corps unifiés se plongent dans l'ivresse ; Bach, Spinoza par Deleuze, une bouteille de Languedoc et un homme dans l'enthousiasme, heureuse combinaison. Sans doute que la philosophie m'eût paru plus austère si des verres de Ricard et de Picon ne m'eussent pas régulièrement accompagnés dans son exploration. 

27 février 2012

CXLIV

J'en viens à ceci, que les travaux d'écolier sont des épreuves pour le caractère, et non point pour l'intelligence. Que ce soit ortographe, version ou calcul, il s'agit de surmonter l'humeur, il s'agit d'apprendre à vouloir.

– Alain

doisneau


Cette remarque de bon sens est la meilleure justification des exercices scolaires et de la discipline fastidieuse que les écoles exigent. L'erreur, que nous faisons tous lorsque nous sommes gamins, est de croire que nos efforts devraient absolument avoir une finalité précise ; nous voulons bien peiner, mais à condition d'avoir une récompense ; nous nous aventurons de bon coeur dans de grandes difficultés, mais uniquement si nous avons un trésor, un butin concret pour exciter et orienter notre désir. Or, l'école n'offre pas vraiment de tels butins concrets : à part des félicitations, des bons points, des bonnes notes, voire, au mieux, des carambars, rien n'est donné aux écoliers, et c'est naturel. Cette mentalité enfantine subsiste longtemps, et l'on voit fréquemment les lycéens se plaindre de devoir peiner dans des matières dont il ne voient pas l'utilité, et en premier lieu du sport, discipline qu'on regrette généralement après le bac, quand on s'aperçoit que sans la contrainte, on est incapable de trouver le temps et la volonté de se bouger régulièrement le cul pour exercer son corps. Pendant trop longtemps, l'élève est rongé par un envahissant sentiment d'absurdité : "À quoi bon ?", ne cesse-t-il de se dire au lieu de faire son exercice de mathématiques.

Les professeurs ne se montrent guère convaincants lorsqu'ils essayent vainement de persuader leurs élèves de l'utilité des mathématiques ou de l'orthographe ; ils y cherchent un sens profond, presque métaphysique, qui semble abstrait et ridicule au bon sens pragmatique, ou alors ils brandissent le devoir de se conformer aux exigences sociales, faisant craindre qu'ils seront les chômeurs, les esclaves de demain s'ils n'ont pas de bons résultats, comme si l'objectif de l'école était simplement de permettre aux élèves d'accéder à un emploi. L'école vise bien plus haut : elle ne veut pas faire des salariés, elle veut faire des hommes. Et qu'est-ce qu'un homme, je veux dire un homme prêt à faire son métier d'homme, sinon un être ayant su dompter sa volonté par des exercices divers, capable désormais de déployer avec ordre et persévérance son énergie vers les objets qui lui correspondent ? Il a appris à travailler, à vouloir travailler, non comme un salarié, mais comme un homme.

Tous ces exercices obligent l'élève à se frotter à la résistance du réel : un problème mathématique, ça résiste bien plus que le béton, le fer, ou que n'importe quel matériau au monde. On ne fait pas ce qu'on veut avec la matière de l'esprit. L'école doit montrer cette résistance à l'élève, et le forcer à affronter cette résistance. Gymnastique de l'esprit et de la volonté, les exercices contraignants sont indispensables pour tous les hommes qui veulent se sentir libre en devenant ce qu'ils sont, en développant leurs potentialités singulières. Ce qui est fait ici est fait par gymnastique. 

19 février 2012

CXXXVI

Il faut redresser et surmonter toute pensée qui se montre. De cette forme sombre, indistincte, si aisément interprétée par la crainte, de cette forme au tournant du chemin, le soir, j'en fais un arbre, et je passe. Cette colère, je la nie ; cette envie, je la réprime à coups de botte. Cette mélancolie, je ne l'entends même pas qui gémit comme le chien à la fente d'une porte ; ce désespoir, je lui dis : couche-toi et dors. Besogne de tous les jours, qui est le principal du réveil humain. Le fou, au contraire, est l'homme qui se laisse penser, sentir, rêver. Tous les rêveurs sont tristes.

– Alain

Les_ombres_port_es_dans_la_peinture_9

Il n'est pas facile de s'attaquer au problème de la rêverie, parce que notre entendement est empli d'images romantiques qui nous empêchent d'aborder de front ce sujet difficile ; il faut donc commencer par se débarrasser de toutes ces visions béates, de rejeter l'insupportable tête de Chateaubriand regardant niaisement l'horizon, et tâcher, en somme, de ne pas rêver la rêverie, de ne pas traiter le flasque par du flasque. Car la rêverie est flasque nécessairement ; ce qui la caractérise, c'est un flux libre d'inconsistantes pensées éparses, c'est une ondoyante ligne qui monte et qui descend sans ordre et qui ne conduit à rien de précis, de clair, de distinct, de solide. Comme les ombres lorsque nous essayons de les attraper, les plus belles rêveries s'enfuient dès que notre entendement se réveille et que nous jugeons le monde, ce qui est le vrai métier de l'homme ; tout passe, tout s'efface après la rêverie, nous n'en retenons rien, si ce n'est un souvenir confus et donc infructueux précisément parce que ce qui est fructueux, c'est l'idée opératoire, l'idée solide, l'idée claire, à laquelle aucune rêverie ne mène. C'est pourquoi il faut repousser violemment et sans appel cette idée dangereuse, répandue et si confortable de l'artiste rêveur, comme si c'était en se laissant paresseusement aller à ses libres pensées qu'il construisait son oeuvre ; au contraire, toujours il faut se souvenir que l'artiste, c'est d'abord l'artisan, le travailleur, ce que la considération du sculpteur fait davantage voir que celle du poète, quoiqu'il s'agisse, au fond, de la même chose. L'art, c'est la mise en forme ordonnée, donc contraignante et rationnel, de l'idée, rendue absolument claire et disctincte, exprimée par les moyens propres à l'artiste, selon qu'il travaille avec le marbre, la peinture, les notes ou les mots. C'est parce que les artistes arrogants ont oublié cette vérité évidente si l'on y pense un peu qu'ils se sont baignés dans la boue stérile du non-sens et du désordre  au XXème siècle, s'attirant à juste titre les foudres des sceptiques de cet art fier de se proclamer absolument moderne et contemporain.

L'homme rêve ; c'est un fait, c'est une nécessité de sa nature, et il serait donc stupide de condamner le rêve comme on condamne l'avidité ou la paresse ; mais de même que le désir excessif de manger est un vice en tant qu'il est une exagération d'un penchant naturel et qu'on qualifie de goinfres de telles personnes, nous pouvons appeler rêveurs ces hommes qui rêvent plus qu'il ne le faudrait, rêvant quand il faudrait être éveillé et se plaisant trop longuement dans ce stérile état de mollesse intellectuelle ; et l'instituteur a raison de marquer "rêveur" sur le bulletin de ces mauvais élèves ne sachant pas apprécier le savoir consistant. Il y a des rêveries tristes et des rêveries joyeuses, et chacun sait discerner les unes des autres ; nul besoin de s'attarder dessus ; il faut juste dire qu'il est absurde de penser que toutes les rêveries sont joyeuses, puisque ces effrayantes pensées que nous formons parfois lors de nos nuits d'insomnie, songeant aux formes obscures rodant dans notre chambre, imaginant la mort de nos proches ou chatoyant l'idée de notre néant, sont incontestablement tristes. Le plus important est qu'il y a un temps, un lieu et un état pour le rêve : la nuit, dans un lit, dans la fatigue ; tout le reste est occupation d'hommes demi-éveillés, c'est-à-dire d'hommes inactifs. 

Il est évident que rêver ce n'est pas voir le monde tel qu'il est, mais le transformer, l'adapter à ses désirs, ses fantasmes ; beau passe-temps si l'on veut, mais l'homme debout, l'homme digne de ce nom, l'homme qui avance, a autre chose à faire que de passer le temps et qu'à transformer le monde dans sa petite tête ; il veut le transformer positivement, déployer sa puissance vers un objet réel, et tout de suite. L'homme qui met les mains dans le cambouis du réel ne rêve pas, il affronte le monde résistant ; au contraire, rien ne résiste au rêveur, tout se plie, je ne dis pas à sa volonté, mais aux caprices de son imagination enfantine ; et Rousseau dit très bien que dans la rêverie on n'est point actif ; les images se tracent dans le cerveau, s'y combinent comme dans le sommeil sans le concours de la volonté. L'idée où je veux en venir est que l'homme actif, qui est le véritable homme heureux, n'est jamais rêveur ; ce sont les oisifs qui rêvent, et ce n'est qu'en dépensant ses forces activement que l'on entre dans un heureux processus d'épanouissement. 

Rêvons, et apprécions nos rêves, mais uniquement lorsque Morphée nous couvre de son doux manteau ; car quand le soleil brille, nous avons mieux à faire, nous devons abandonner le rêveur dans son monde flasque, nous avons à faire notre métier d'homme, nous avons à penser, juger, construire, travailler, agir. 

16 février 2012

CXXXIII

 Celui qui ne lit que ce qui lui plaît, je le vois bien seul. Toujours en compagnie de ses chétives idées personnelles, comme on dit ; mais il ne sortira pas de l'enfance.

– Alain

lecteur


Il n'est pas bon de toujours lire des livres que nous aimons, dans lesquels nous nous sentons trop à l'aise, qui correspondent trop à nos attentes ; nous sommes heureux de les lire, nous trouvons des mots et des symboles à ce que nous ressentons ; et pourtant, il manque à notre esprit le mouvement d'opposition, mouvement presque toujours désagréable dans un premier moment, mais qui gagne en joie à mesure qu'il s'élance et qu'il nous oblige à être résistant, féroce, actif. Notre esprit ne suit pas un cours prévisible : qui a deviné les soubresauts violents de son esprit, les révolutions subites opérées en son sein, les brusques nuances apportées à ses idées, les altérations progressif de son goût ? Encore faut-il provoquer l'occasion d'un changement possible ; l'esprit ne peut mûrir sans rencontres violentes ; seuls les esprits peureux qui demeurent endormis dans leurs idées confortables, qui ne s'aventurent jamais dans des milieux étrangers, dans ces sortes de savanes et jungles de l'esprit où sévissent, féroces idées animales, menaçants lions et dangereux jaguars, ne subissent pas d'altération profonde de leur esprit au cours de leur monotone existence. Refuser catégoriquement, sans volonté de confrontation, ce qui déplaît, encore que ce sentiment ne dure parfois qu'un un temps, c'est refuser les intempéries nécessaires à la maturité de l'esprit ; et Alain dit très bien qu'un tel individu, "ne sortira pas de l'enfance", de cette enfance sans progrès et sans accidents joyeux qui est morne dogmatisme stérile, stagnation dans son être, immobilité ennuyeuse.

L'objectif n'est même pas de montrer que la finalité de la lecture est plus que le simple plaisir, car le plaisir de la lecture, comme la joie du sport et toutes les jouissances structurées par la culture, ne peut se comprendre si l'on n'observe pas que le plaisir immédiat du premier contact avec l'oeuvre n'est qu'un moment de la jouissance. Certes, ce premier contact est essentiel, et jamais il ne faut le négliger ; mais l'expérience montre que la joie pris à une telle activité est un processus, lequel fonctionne encore lorsque la lecture du livre est terminé ou lorsque l'exercice de musculation est achevé. Souvent, si le plaisir n'est que faible, voire inexistant, dans la lecture proprement dite, il s'épanouit dans l'effort de compréhension, dans le charme polémique de la confrontation des idées, dans toutes ces étapes médiatrices sans lesquelles la lecture serait comparable à l'assouvissement d'un besoin animal.

Si tout cela n'était pas vrai, que notre bibliothèque serait limité !

Publicité
Publicité
15 février 2012

CXXXII

L'habitude de vouloir être le premier est un ridicule ou un malheur pour celui à qui on la fait contracter, et uné véritable calamité pour ceux que le sort condamne à vivre auprès de lui. Celle du besoin de mériter l'estime conduit, au contraire, à cette paix intérieure qui seule rend le bonheur possible et la vertu facile.

– Condorcet

boucher_t5705

Dès que nous faisons l'effort de philosopher (si nous osons employer ce verbe si élevé, qui, en l'utilisant pour notre compte, nous fait inévitablement paraître présomptueux, élévation sans aucun doute nuisible à l'effectivité de la philosophie, que je ne cesserais jamais de comparer à un art, un savoir-faire, un métier, aussi concret, palpable et prosaïque que la maçonnerie ou que le tissage) dès que nous essayons donc de philosopher, nous tâchons de distinguer, de couper rationnellement les idées, de déplier l'implicite, et d'être, en somme, un habile boucher du concept. Rappelons-nous toujours que le matériau du philosophe existe, et qu'il s'agit du concept, matériau qu'il n'est pas nécessaire de définir ici. 

Dans le contexte de sa réflexion sur l'instruction publique et l'école, une distinction importante est implicitement opérée par Condorcet, c'est celle entre la rivalité et l'émulation. Tout se passe comme si l'entendement faisait une scission opératoire, permettant d'établir une hiérarchie : c'est presque toujours un procédé de ce genre que le philosophe emploie pour proprement expliciter le réel. L'on ne comprend rien de la tâche du philosophe si l'on déconnecte, comme on sait si naturellement le faire, les concepts qu'il construit de la réalité à laquelle ceux-là sont censés correspondre. Et c'est une haute vertu du philosophe que de savoir faire penser au réel par un discours évocatoire et puissant, en ce sens qu'il frappe, saisit, et oblige le lecteur à voir dans le monde l'aspect précis que sa prose essaye de révéler : c'est parce que Alain, cet éveilleur, plus que n'importe quel autre, possède cette vertu rare que je le place au plus haut rang des philosophes.

Les premiers de la classe qui le sont uniquement pour être premier de la classe, c'est-à-dire qui placent la finalité de leurs efforts dans la seule perspective d'être le meilleur élève, sont des êtres insupportables, laids, démotivants. En disant laid, je pensais à leur esprit, mais c'est souvent tout aussi vrai de leur corps ; et tout le monde a un souvenir de l'un de ces intellos à la triste figure qui traînaient péniblement leur carcasse dans les couloirs de l'école comme s'ils étaient à ce point hantés par l'idée d'être premier qu'ils négligeaient les autres parties, plus importantes, de leur individu, ne se souciant ni de beauté, ni de sociabilité, ni de bonheur. Tout ce qui ne participe pas directement à leur réussite scolaire est obstacle pour eux ; ils voient des rivaux partout, et se lamentent de ne jamais pouvoir être absolument premier dans tous les domaines ; mesurant toujours le monde à l'aune de leur obsession, de leur passion triste, ils gâchent le heureux temps de leur jeunesse où tout ce qui est réel est découverte nouvelle. Il est évident que ce sont des élèves malheureux : ils n'aiment pas ce qu'ils font, car ils travaillent par amour-propre et non par amour des études ; ils sont, à juste titre, la cible de maints sarcasmes et quolibets ; et, ce qui est le plus exaspérant pour les autres, ils pensent toujours, sincèrement inquiets, avoir raté leurs devoirs, alors qu'ils le réussissent toujours. La bonne note n'est pas pour eux l'arrivée d'un bonheur positif, mais n'est que l'apaisement d'une angoisse ; ce n'est pas de la joie, c'est une maigre satisfaction, c'est un sentiment tout à fait négatif, c'est à peine une consolation de leur stupide état de travailleur absurde.

Ce qui différencie la rivalité de l'émulation c'est qu'il y a, dans l'idée d'émulation, l'idée d'élan généreux, sans jalousie, sans tristesse ; le mouvement est tout aussi puissant que dans la rivalité, mais il est animé volontairement selon un principe vertueux, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un affect à la fois joyeux et fécond. Nécessairement, l'individu animé par l'émulation s'épanouit davantage que celui qui est jeté passivement dans le cours monotone de la rivalité ; en effet, il s'appuie sur un amour réel pour l'objet de ses efforts, ne pense pas obsessionnellement à son misérable ego, et progresse tous les jours d'autant plus facilement qu'il déploie ses forces de bon coeur. Est-il besoin de le dire ? Le véritable bon élève, s'il s'efforce de progresser à l'école, c'est par amour pour les études, et s'il a conscience de ses qualités précises, il manque pas, par goût, de s'ouvrir également à d'autres sphères d'activités dans lesquels il sait pourtant qu'il ne pourra jamais être le meilleur ; surtout, il sait que la valeur profonde d'un individu ne se mesure pas avec les règles conventionnelles d'une institution dont le but, si l'on y pense un peu, est tout à fait autre.

7 février 2012

CXXIV

 Le demi-sommeil est mauvais ; voilà le premier article de la morale réelle.

– Alain

forge_goya_01


La morale réelle, c'est la morale du travail. "Travail" : ce mot ambigu ne plait guère, il est hanté par son étymologie latine, le tripalium pèse lourd et donne au travail une inflexion douloureuse dont il se passerait bien. Mais les autres mots ne conviennent pas : ils sont trop précis ("effort") ou trop larges ("énergie") ; seule "force" irait encore, mais on entend des choses si différentes par ce mot qu'il est toujours délicat de l'associer à un autre concept. Au contraire, si l'on se dépêche de dire qu'en utilisant dans ce contexte le mot de travail, nous ne voulons pas insister sur le sens de labeur, d'activité rénumérée, mais sur le sens de déploiement rationnel de force en vue d'un objectif précis, nous avancerons rapidement. En effet, par travail, nous pensons très précisément au seul moyen qu'ont les hommes d'être actifs, en tant qu'ils exercent librement leur puissance dans un cadre et vers un objet déterminé ; or, c'est dans l'activité seule que nous plaçons le bonheur humain. 

Ce premier article de la morale du travail, qui est la morale réelle car elle est la seule qui soit véritablement concrète, n'est que le résultat du bon sens, résultat auquel parvient n'importe quel homme travaillant quotidiennement. L'idée est d'une si grande simplicité qu'on la manque souvent, à savoir qu'il faut être en forme le jour pour dépenser ses forces, et fatigué la nuit pour régénérer son énergie et mieux recommencer sa tâche le lendemain, sans quoi le demi-sommeil laissera barboter nos forces et notre volonté dans une dangereuse et malheureuse irrésolution. Les intellectuels, qui eux aussi sont censés être des travailleurs, dépensent leur force avec moins de constance et de pugnacité que les prolétaires, ce qui les conduit bien souvent à se retrouver dans l'état de demi-sommeil condamné par la morale du travail : ils sont trop détendus pour exercer leur force, et pas assez pour trouver un repos qu'ils ne méritent pas ; la lenteur d'esprit et de corps les gagne, ce qui les fait tomber dans un ennui flasque ; mi-actifs, mi-passifs, ils rêvent lorsque le soleil brille encore, et se complaisent dans une indolence tout aussi peu féconde que peu reposante. Aussi, ils ne dorment pas bien ; ils ne peuvent éprouver la joie pourtant si commune de se coucher, la nuit, appelé par la fatigue réelle du corps, de se détendre, de ne penser à plus rien de solide, ce qui est précisément arrêter de penser et se laisser aller aux agréables rêveries nocturnes, et, par suite, être bercé doucement par le seul sommeil heureux, qui est le sommeil régénérateur. Ce n'est qu'en ayant passé une journée de travail, que le corps, après avoir été volontairement tendu toute la journée, peut être régénéré dans la nuit ; c'est pourquoi les intellectuels devraient s'efforcer de compenser leur habituel engourdissement corporel par des exercices physiques réguliers, ce que les Grecs, modèles insurpassables, avaient bien compris.

1 février 2012

CXVIII

Il me paraît qu’en général l’esprit dans lequel M. Pascal écrivit ces Pensées était de montrer l’homme dans un jour odieux. Il s’acharne à nous peindre tous méchants et malheureux. Il écrit contre la nature humaine à peu près comme il écrivait contre les jésuites. Il impute à l’essence de notre nature ce qui n’appartient qu’à certains hommes. Il dit éloquemment des injures au genre humain. J’ose prendre le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime ; j’ose assurer que nous ne sommes ni si méchants ni si malheureux qu’il le dit ; je suis, de plus, très persuadé que, s’il avait suivi, dans le livre qu’il méditait, le dessein qui paraît dans ses Pensées, il aurait fait un livre plein de paralogismes éloquents et de faussetés admirablement déduites.

– Voltaire 

voltaire_with_book_20k

Il n'est pas facile d'affronter Pascal, et c'est bien un Voltaire qu'il nous fallait pour limiter le charme terrifiant de ses Pensées. Ces génies s'opposent en tout ; il n'y a rien de moins janséniste que l'esprit de Voltaire ; et leur style, si reconnaissable, ne se ressemble pas du tout. Pascal est peut-être, par ses phrases incisives, jetées violemment sur le papier et frappant directement le coeur, le plus éloquent des écrivains français ; ses formules hantent le lecteur, reviennent régulièrement l'ébranler : Condition de l'homme : inconstance, ennui, inquiétude ; Que le coeur de l'homme est creux et plein d'ordures ! ; Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie etc. Il faut être habile et courageux pour résister à tant de force persuasive et refuser la description si saisissante que Pascal fait de nous. Pascal eût pu être, s'il l'avait voulu, le plus grand sophiste de tous les temps ; il en avait toutes les qualités, et ne manquait pas d'en faire usage. Il y une pensée célèbre de Pascal où cela est bien visible, et que Voltaire n'évoque pas dans ses Lettres philosophiques ; c'est celle qui se termine par cette conclusion fausse : on aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Le raisonnement de cette pensée est un pur sophisme : Pascal fait comme si l'on pouvait décomposer abstraitement l'homme de ses qualités, oubliant volontairement que ce que nous aimons dans un être c'est la totalité qu'il forme, laquelle est, comme le dit si bien Aristote, plus que la somme des parties. Il n'y a aucun sens à juger un homme en procédant à l'analyse forcément grossière de ses caractéristiques, et personne ne le fait, sauf les mauvais lecteurs de mauvais personnages de mauvais romans ; ce n'est que par commodité que l'on divise à travers des mots trop vagues les éléments les plus communs qui constituent un être. Ici, Pascal ignore l'essentiel, le je-ne-sais-quoi qui échappe à l'analyse et au langage. Ce n'est pas la beauté que nous aimons dans la femme dont nous sommes amoureux, c'est sa beauté. Une fois ceci entendu, le raisonnement trop sublime de Pascal s'effondre. Il y a un peu d'affectation dans cette manière de vouloir toujours écraser l'homme.

Nous nous penchons volontiers davantage vers les pessimistes que les optimistes, que l'on juge plus percutants et plus amusants. Valéry disait que les optimistes écrivaient mal ; à première vue, en songeant à tous les pessimistes que j'aime tellement et qui écrivent si bien, j'étais en accord avec lui ; mais l'examen d'autres auteurs me fit comprendre qu'il n'en était nullement ainsi, et d'abord parce qu'il est sot de séparer les optimistes des pessimistes ; ce n'est pas là que se joue le style. Voltaire, qu'on admire vaguement sans le lire, à l'exception des philosophes qui le plus souvent le méprisent ostensiblement, est le parfait exemple de l'optimiste qui écrit bien, je veux dire avec génie. J'aimerais également qu'on reconnaisse un jour qu'Alain est l'un des plus grands prosateurs de la langue française, et que ses ouvrages seront davantage lus, lui dont on ne lit que rapidement les Propos sur le bonheur, qui ont autant contribué à sa gloire qu'à sa négligence, un peu comme le Candide de Voltaire. Au fond, il est facile d'être pessimiste ; il suffit de se laisser aller à ses mauvais penchants ; tous les arguments en défaveur de la vie et des hommes viennent spontanément ; ce qui est réellement difficile, c'est de montrer comment l'homme peut s'élever, sans fards et sans illusions, jusqu'à sa force véritable. Aussi, Voltaire a raison de préciser qu'il ose prendre le parti de l'humanité.
29 janvier 2012

CXV

Nous devons construire sur ce qui résiste, comme font les maçons.

– Alain

macons_moyenage

 

Tout ce qui est réel est résistant, tout ce qui est résistant et réel. Mais l'homme faible refuse de se faire maçon ; il n'aime pas déployer ses forces et jette l'anathème sur tout ce qui n'est pas directement malléable ; c'est une sorte de tyran sans pouvoir ; mieux, c'est un enfant. Pour l'enfant, rien ne résiste ; il ne travaille pas, il prie, il crie, et reçoit. La résistance du monde ne lui apparaît pas, c'est-à-dire que le réel ne lui apparaît pas. Il ne procède que par des signes, messagers magiques allant sans cesse de ses caprices à leurs réalisations quasi immédiates ; c'est ce que l'observation des si bien nommés enfants rois fait bien voir. 

Nombreux sont les enfants rois qui ne parviennent pas à retirer leur couronne. Par le refus du travail, ils se refusent le monde ; ils vivent dans des pays imaginaires où tout est donné, et tout de suite. Ils ne le savent pas, mais ils vivent dans l'âge d'or ; aucune sueur ne coule de leur front ; ils continuent à tout reçevoir, à tout accepter, et ignorent l'origine de leur langueur. L'homme qui ne construit rien est nécessairement malheureux, et il n'y a que les tchandalas qui ne savent pas orienter leur volonté vers des objets solides qui sombrent dans l'ennui. Je ne m'étonne pas que ce soient souvent les savants et les artistes qui souffrent le plus de l'ennui ; c'est que l'objet sur lequel ils tentent de bâtir n'est pas palpable, qu'ils finissent par errer en des rêveries liquides, et qu'ils ne sentent pas assez la matière sur laquelle ils travaillent pour pouvoir y concentrer leurs efforts. L'immatérialité des idées fait la misère des intellectuels.

Pourtant, un écrivain, un savant, est un artisan comme un autre, ce qui est déjà plus visible pour les sculpteurs ou les peintres. Il faudrait sans cesse avoir dans l'esprit cette analogie, pour ne jamais oublier que l'idée est une matière réelle, et donc résistante. Les prolétaires, qui savent si bien ce que c'est que la résistance de réel, ne voient pas que la matière des penseurs est tout aussi résistante et difficile à traiter que la leur ; d'où des moqueries, rarement tout à fait injustes, envers ces intellectuels qui ne savent rien faire de leur main, qui restent assis à contempler des nuages inconsistants, irréels. La considération des grands penseurs fait heureusement voir qu'il en est tout autrement ; tous ne sont pas des fainéants refusant le moindre effort véritable et se réfugiant dans des idées creuses, toutes faites, confortables, inertes, mollasses. Ne confondons pas les penseurs endormis avachis dans leur nuages avec les penseurs éveillés qui affrontent tous les jours le réel résistant.

23 janvier 2012

CIX

Je vois dans les Mémoires de Tolstoï qu'à vingt ans il connaissait déjà les deux choses qui importent pour la formation de l'esprit. C'est-à-dire un emploi emploi du temps et un cahier. Les idées viendront ensuite, dit-il. L'action d'écrire me paraît la plus favorable de toutes pour régler nos folles pensées et leur donner consistance.

– Alain

m006504_0004895_p


De telles phrases me rassurent et maintiennent ma résolution. Car quelque fois je doute, m'interroge, et me juge ; je vois répétitions, banalités, faiblesses ; vocation et direction, pour un moment, s'estompent. Ce genre d'interrogation sur son propre processus s'avère rapidement nuisible ; il faut s'arranger pour faire taire les questions castratrices. A vingt ans plus qu'à un autre âge, ce n'est pas le résultat qu'il faut considérer, mais le chemin, le processus, la formation, le mouvement en train de se faire ; regarder le résultat insatisfaisant, et bloquer ses yeux dessus, c'est s'entraver inutilement. Le regard le plus fécond est celui porté sur l'activité elle-même, indépendamment de ses résultats objectifs ; il faut parvenir à apprécier les forces à l'oeuvre, le bonheur du déploiement de ses forces, fussent-elles médiocres. L'enfant prend plaisir à tout essayer, à dessiner, a chanter, à construire ; il se moque bien de la qualité de ses productions ; il fait, il est heureux, il se forme. Et moi, je ne suis qu'un enfant.

Je conquiers l'innocence et l'insouciance nécessaire à la création libre. "Les idées viendront ensuite." Les idées, et la qualité de l'expresion aussi. Je me forme, et je prends le verbe former dans tous ses sens. Ni la lecture, ni les méditations ne suffisent à la formation de l'esprit ; ces activités là finissent presque toujours en des rêveries liquides et désordonnées dont on ne retient rien. Un mot, c'est solide ; les phrases figent la pensées, ils la rendent palpable et obligent à l'ordre et à la clarté ; enfin, scripta manent, nous pouvons jeter nos yeux vers les pensées passées, moins pour les évaluer que pour se comprendre soi même, c'est-à-dire saisir notre cheminement protrpre. Il nous faut regarder ce qu'il y a de beau, à savoir non pas les erreurs, les contradictions, les faiblesses, mais l'évolution créatrice à l'oeuvre en nous. Montaigne n'est pas immortel par ses idées, dont il jouait joyeusement, mais par la transcription de son mouvement de penséeL'exemple de Montaigne fait voir que le point de vue de la conscience, la méthode analytique, est tout aussi universelle et féconde que le point de vue habituel des philosophes, qui partent du tout, de la divinité, de l'ordre logique du monde, qui font des systèmes froids, et qui embrassent, comme une évidence indiscutable, la méthode synthétique. Mais l'esprit, ce n'est pas seulement la subjectivité et le particulier, c'est également l'objectivité et l'universel ; c'est pourquoi il y a grand profit à montrer la liaison des deux parts de l'esprit, et à insister sur la particularité du chemin qui mène à l'universel. L'esprit, c'est ce qui unit les hommes, et rien de ce qui est dans l'esprit n'est étranger à l'homme. Et l'écriture en prose est le moyen le plus abstrait, et donc le plus pur et le plus clair, d'élévation de l'esprit.

Ici se forme mon esprit. Je suis heureux d'avoir vingt ans, un cahier, et un emploi du temps.

9 janvier 2012

XCV

L'historien n'est pas romancier du tout ; l'historien n'a point de jeunesse ; à chaque moment il nous dit ce qu'il sait.

Alain

 clio_muse_history_hi

C'est pourquoi les livres des historiens sont presque toujours ennuyeux. Par historien, il faut entendre ici l'historien moderne, faisant de l'histoire critique, cherchant dans tout son ouvrage à justifier prudemment ses hypothèses, se pressant de détailler tous les petits événements opératoires qu'il a laborieusement façonné afin de faire fonctionner la mécanique de son livre, se moquant enfin de l'expression, qui devrait pourtant toujours être l'essentiel dans un livre. Ce ne sont pas les informations contenues dans un livre qui comptent, mais la manière avec laquelle ces informations sont exprimées. Les livres des historiens modernes sont plus rigoureux et documentés que ceux des anciens, mais l'Histoire de France de Michelet, malgré toutes ses inexactitudes, principalement dues à sa naïve idolâtrie pour le peuple, restera toujours à la fois plus instructive et plus plaisante à lire que tous les livres trop sérieux des historiens actuels. Je préfère le lyrisme un peu pompeux de Michelet à la prose rigide et insipide des historiens d'aujourd'hui. Fasciné par Napoléon, je m'étais procuré et j'avais lu, il y a quelques années, l'ouvrage de Jean Tulard sur le sujet : je m'étais forcé à le lire en entier, et je n'en ai à peu près rien retenu, si ce n'est l'impression d'ennui se dégageant de la lecture.

Le siècle de Louis XIV de Voltaire est un modèle du bon livre d'histoire. Comme la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, comme les Annales de Tacite, il s'agit avant tout d'un livre d'écrivain, c'est-à-dire un livre se démarquant par son expression singulière, universelle, et intemporelle. Si Voltaire fut un si grand écrivain, c'est parce qu'il sut n'être jamais ennuyeux en abordant des centaines de sujets guère attrayants par eux-même ; il fut l'inverse de l'historien moderne dont les livres tombent des mains de tant de personnes ayant une authentique bonne volonté de s'instruire sur un moment précis du passé. Les détails de l'histoire, exprimés platement, sont des maigres parcelles de vérité d'un ordre faible ; l'ordre supérieur de la vérité s'accompagne nécessairement d'une expression elle-même supérieure, car ce qui importe au plus haut degré dans l'événement historique, c'est précisément sa dimension non-historique, sa dimension intemporelle, éternelle. À travers l'événement historique, nous voulons voir une vérité universelle et intemporelle de l'être humain rayonner dans un décor singulier et temporel ; l'histoire pure, le passé pour le passé, sans introduction d'un sens permettant de donner de la valeur au contenu du passé, n'intéresse que les collectionneurs de faits.

Tout ce que j'écris ici s'éclaire par cet extrait du début du Siècle de Louis XIV : « Il ne faut pas qu'on s'attende à trouver ici, plus que dans le tableau des siècles précédents, les détails immenses des guerres, des attaques de villes prises et reprises par les armes, données et rendues par des traités. Mille circonstances intéressantes pour les contemporains se perdent aux yeux de la postérité, et disparaissent pour ne laisser voir que les grands événements qui ont fixé la destinée des empires. Tout ce qui s'est fait ne mérite pas d'être écrit. On ne s'attachera, dans cette histoire, qu'à ce qui mérite l'attention de tous les temps, à ce qui peut peindre le génie et les mœurs des hommes, à ce qui peut servir d'instruction, et conseiller l'amour de la vertu, des arts, et de la patrie. »

Plus je lis Voltaire, et plus je rêve d'un Voltaire du XXIème siècle.

5 janvier 2012

XCI

L'homme qui se plaint de sa condition humaine et qui accuse la nature est un homme qui commence à mourir et même qui souhaite mourir.

Alain

 alainage

Les plaintes nuisent à la vie. Les jérémiades sont nuisibles à tout le monde, pour le tchandala qui geint, et pour les autres qui doivent supporter les pathétiques lamentations du faible. Se plaindre de son sort, c'est indiquer à un destin imaginaire que l'on abdique, c'est laisser déchoir sa volonté, et surtout, c'est répandre parmi ses semblables une sorte de virus contagieux et peu combattu qui fait abaisser la puissance. N'écoutons pas les chrétiens : la compassion et la pitié ne sont pas des vertus, ce sont des mécanismes qui se déroulent malgré nous et qu'il faut s'efforcer d'éviter. Compatir, c'est souffrir avec ; c'est accepter la souffrance de l'autre, l'intégrer à soi, comme s'il était utile de la multiplier ! Il faut le dire toujours : aucune concession à l'égard de la tristesse, ne jamais laisser quelqu'un penser qu'elle puisse avoir une quelconque fécondité, une quelconque vertu, une quelconque beauté. Sur ce point, plus que sur n'importe quel autre, il faut se montrer intransigeant ; accorder ce point, c'est déjà ouvrir la porte au pessimisme. Quant aux signes de compassion, c'est tout à fait autre chose : la politesse exige dans certaines circonstances de montrer que nous ne sommes pas indifférents à la souffrance de l'autre, lui assurer que nous comprenons son affliction ; mais ces gestes et ces paroles sont du théâtre, et celui qui joue ne souffre pas.

Néanmoins, il y a une bonne façon de consoler, véritablement et autrement qu'avec un masque triste ; c'est en exprimant sa propre force. Non pas fanfaronnade et vanité, cela va de soi ; mais transmission d'énergie et expression de puissance réjouissante. La tristesse et la joie sont à égalité : l'un et l'autre se transmettent ; et si la vue d'un homme triste tend à attrister, un homme naturellement joyeux transmet sa joie. Il est malsain d'encourager le malheureux dans sa plainte ; c'est l'enfoncer encore davantage dans sa tristesse, car même si, en faisant ainsi, nous lui donnons une petite satisfaction d'amour-propre, nous affaiblissons également sa volonté ; la passivité l'étreint peu à peu, il ne songe même plus à se relever par lui-même. Les larves sont trop persuasives et nombreuses pour que, par faiblesse, nous les aidions à ramper et à se reproduire. Au contraire, il est sain d'encourager le malheureux en lui faisant voir notre propre bonheur ; s'il n'a pas une mauvaise nature, il se réjouira de cette vision, préférera les exhortations toniques aux lamentations partagées, et, voyant notre sourire, il sourira un peu, lui aussi. Tout cela se trouve dans Spinoza et dans Alain. D'ailleurs, si les Propos sur le bonheur d'Alain sont aussi efficaces, c'est sans doute du fait qu'il n'y a pas un seul moment où il donne raison à notre tristesse ; il oblige le lecteur à s'en prendre à lui, et non à sa nature ou ou au destin ; et, ce qui fait que les aliniens sont plus heureux que les nietzschéens, c'est que l'on sent, dans la prose elle-même, la puissance sereine d'Alain qui contraste tellement avec l'emphatique et trop enthousiasmante poésie de Nietzsche. Les faux sourires se remarquent, même dans l'écriture ; et les grands enthousiasmes finissent toujours dans la déception.

Quant aux éternels malheureux qui sont jaloux de notre bonheur, laissons les pleurnicher.

29 décembre 2011

LXXXIV

À s'informer de tout, on ne sait jamais rien.

Alain

 journaux

Il y a rien de plus futile que l'intérêt exagéré porté à l'actualité, qui consiste à faire grand cas de petits faits artificiellement élevés au rang d'évènement et dont l'esprit animé par la recherche de la connaissance du monde ne peut à peu près rien tirer de satisfaisant. L'actualité ne donne qu'une foule de petits détails juxtaposés les uns aux autres, déliés et désordonnés ; ce n'est qu'agrégats de faits dont la plupart des hommes, trop près des évènements, ignorants des racines profondes des problèmes, et aveuglés par l'idéologie, ne peuvent percevoir ni les enjeux ni les causes profondes. Seul celui qui a déjà approfondi le cadre général de l'actualité en ayant pénétré dans le cœur du politique, lequel est évidemment tout à fait autre chose que l'enchaînement de mauvais épisodes de la politique politicienne narré dans les journaux, peut, à la rigueur, se servir des nouveaux détails apportés par l'actualité en les joignant à des considérations plus générales pour alimenter des réflexions sur la nature du politique ou poser des questions pertinentes sur l'état actuel de la société ; c'est ce que s'efforcent de faire aujourd'hui, avec plus ou moins de talent, certains chroniqueurs dans les journaux, sur Internet, à la radio, ou, beaucoup plus rarement, à la télévision, en se servant de l'actualité pour rappeler un authentique événement historique, pour dresser un constat sur l'esprit général du temps, ou encore pour aborder une notion éternelle du politique. Le meilleur exemple de l'emploi fécond que l'on peut faire de l'actualité se trouve dans la démarche adoptée par Philippe Muray pour nuire à sa façon au mouvement de l'époque, car, par la force de la littérature et du rire, il parvient à sublimer les détails de l'actualité les plus crasseux : tel est la force de l'écrivain intempestif, toujours actuel parce qu'inactuel dans la méthode et la visée, et dont l'ambition est d'avoir, selon l'expression de Nietzsche : une influence inactuelle, c'est-à-dire agir contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d'un temps à venir. Si Démosthène n'eût pas eu de génie littéraire, s'il n'eût pas su se hisser à la hauteur et à la distance nécessaire pour dépasser les simples circonstances contingentes de son temps, bref, s'il n'eût pas été inactuel ou intempestif, nous ne trouverions plus d'intérêt à lire aujourd'hui ses discours – ce que, du reste, à peu près personne ne fait.

La curiosité et la soif d'amusement sont les seuls principes des nouvelles quotidiennes. L'actualité est moins un compte rendu rigoureux du mouvement du monde qu'un sempiternel feuilleton mal, très mal, de plus en plus mal écrit. Dans les conversations politiques, dont tout l'intérêt vient de la joie pris à la polémique et aux piques spirituelles adressées à l'adversaire politique, nous jouons aux prophètes, aux moralisateurs et aux justiciers ; plaisant et instructif jeu, mais il faut justement se souvenir que ce n'est qu'un jeu, sans quoi l'esprit de sérieux prend le dessus : alors, ce n'est plus qu'irrirations, bêtises, et colères, le tout finissant sur des brouilles puériles. Aussi, si nous nous informons de l'actualité, faisons le modérément, juste assez pour avoir la matière nécessaire au jeu des disputes politiques ; et il faut avouer que si nous n'avions pas la possibilité de faire de la politique un sujet de conversation, bien des réunions de familles et des repas entre connaissances seraient à mourir d'ennui. Si l'actualité n'apporte pas de connaissance profonde du monde, au moins apporte t-elle un moyen autrement plus efficace que le pendu, le morpion ou la bataille d'amuser un groupe de personnes, avec de plus cet avantage que l'expression d'une opinion politique permet d'en apprendre beaucoup sur un individu, dont nous connaîtrons davantage les idées et le caractère s'il est poussé jusque dans ses derniers retranchements au cours de la dispute.

16 décembre 2011

LXXI

Chacun veut devancer les autres, et inventer tout à neuf. Et le neuf est bien misérable.

Alain

 Caravage_narcisse

Presque toute la dégénérescence actuelle de l'art et de la philosophie vient de ce vice très moderne ; haïssables narcisses contemplant leur personnel et donc détestable champ de possibles ; ils fantasment une nouvelle image de la pensée et de la beauté, prennent à peine le temps de jeter un regard dédaigneux sur les grandes forêts situées derrière eux, et plongent, confiants, téméraires, présomptueux dans la mare de leur propre médiocrité. Ils veulent tout déconstruire ; mais rien de grand ou de beau ne s'est fait en souhaitant déconstruire ; car pensée et beauté sont inaltérables, et ne peuvent en aucun sens être déconstruites. Seuls les prétentieux stériles, animés par le désir d'originalité, essayent de briser les modèles du passé et surtout de les dépasser, de les surpasser (verbe tant aimé des allemands). Mais dans la civilisation, nous ne pouvons rien surpasser ; nous pouvons seulement contempler et comprendre ; et toutes les tentatives consistant à aller plus loin sont destinées à faire naître des pitreries pour adolescent, des scories de l'égotisme, d'arrogantes bizarreries que d'autres narcisses finissent par vénérer et bouffer afin de s'élancer à leur tour dans le reflet de leur misérable moi. Sans la modeste vertu de l'imitation, qu'on ne cesse pas de mépriser, tous les efforts pour bâtir quoi que ce soit de solide sont voués à l'échec ; et le vœu même d'être neuf contient leur inévitable et risible défaite.

28 novembre 2011

LIII

Si l'on réfléchissait à ceci, que la pensée solitaire ne prend forme que dans l'expression commune, on comprendrait mieux la vertu des signes, dont aucune pensée n'est jamais séparable, et, par là, qu'une pensée qui n'est pas commune n'est en aucun sens une pensée.

Alain

Rembrandt_Harmensz 

Ici – par Alain, l'Homme, notre Maître – est décrit la force du logos et de l'être humain, à savoir qu'il fait de l'universel avec du singulier ; et si l'on approfondit cette idée, on s'aperçoit que tout l'homme, toute la grandeur spécifique de l'homme est contenue là-dedans. L'art ne fait que ça, puisqu'il exprime, sans concepts, par l'intuition de la singularité exemplaire, un universel : magie solide dont nous ne ferons jamais le tour. La science, en subsumant le divers, fait d'une multiplicité de singularités, sous des lois, des rapports, des définitions nécessaires, suit le même chemin, qui va du singulier à l'universel et retourne de l'universel au singulier.

Il y a des jobards, nombreux et souvent célébrés par la modernité, qui ne songent qu'à paraître originaux, et qui essayent, confondant tout, d'avoir des pensées non communes, uniquement singulières, fiers de ne ressembler à personne, de ne pas toucher l'universel, jugé désuet, banal et grossier ; ceux là pourrissent la pensée commune ; ce sont eux qui assombrissent le langage ; ils se piquent d'inventer des nébuleuses, et se moquent de la clarté, la lumière qui, précisément, est commune comme le soleil rayonne pour tous les hommes. Le fou n'est jamais artiste.

L'universel de la pensée est le soleil de la culture, dont les classiques sont les singuliers rayons immortels ; c'est pourquoi nous nous devons de les étudier, de comprendre leur lumière propre, de les imiter. Jamais on ne méprisa tant l'étude des classiques qu'aujourd'hui, alors qu'ils ne furent jamais tant accessibles qu'aujourd'hui. Si nous ne refaisons pas à chaque instant le chemin des classiques, nous n'avançons pas, nous reculons : c'est ce que nous faisons aujourd'hui, où la bassesse triomphe, une bassesse qui n'eût pas même été imaginable auparavant. L'exhortation à suivre les classiques n'est pas signe d'une attitude bêtement réactionnaire ; ce n'est certes pas du progressisme non plus ; c'est respect pour le passé, dont nous avons besoin pour construire, dans le présent, l'avenir commun ; car s'il y a une unité des hommes, elle ne peut que se trouver dans les chemins à la fois universels et singuliers esquissés par les génies pour l'humanité toute entière. 

14 novembre 2011

XXXIX

Le bonheur, c'est de le chercher.

Jules Renard

13mythol 

Le paradoxe n'est qu'apparent et cache une belle vérité, qui est d'ailleurs la leçon essentielle des Propos sur le Bonheur d'Alain. C'est une grande erreur, pour le cas du bonheur, de s'en tenir à l'étymologie : prendre le bonheur dans le sens de la bonne heure, c'est s'orienter dès le départ vers une mauvaise voie ; et pourtant, il semble que cette conception est celle du sens commun. Combien d'hommes se plaisent à imaginer ce qu'ils feraient s'ils devenaient soudainement riches ! Comme ils sont nombreux, ces tchandalas qui se plaignent de leur sort, qui envient la vie des autres, et qui se contentent d'implorer le hasard ! Nous le voyons clairement : si nous allons dans cette direction, nous conclurons rapidement que le bonheur, c'est de tomber dessus, ou, au mieux, pour les moins faibles, de le trouver : conclusion creuse qui ne satisfera que les faignants. Il faut donc commencer par refuser le bonheur dans le sens de l'εὐτυχία (la bonne heure, la bonne fortune ; bref, le bonheur qui tombe par chance sur notre tête).

Il suffit maintenant de se laisser guider par la phrase de Renard pour avancer. Si le bonheur ne se reçoit pas, c'est qu'il se conquiert ; si l'on a pigé ça, le reste va tout seul. L'homme ne peut être heureux que s'il déploie ses forces, s'il utilise son énergie, si, en somme, il est pleinement actif. Chercher le bonheur, c'est écouter son désir et avancer avec toute sa force propre vers le chemin que trace tous les jours ce désir. Les malheureux ne sont pas ceux qui vivent dans la douleur, ce sont ceux qui restent passifs, qui ne parviennent pas à se construire un projet déterminé et à le suivre de toute leur force ; ils attendent qu'on leur donne le bonheur – tant qu'ils ne se sortent pas les doigts et la volonté du cul, ils peuvent attendre longtemps... Le bonheur, ce n'est pas le loto ; le bonheur, c'est la bataille sans cesse recommencé ; il vaut mieux être Napoléon qu'un riche héritier. Le bonheur ne se trouve pas, il n'y a pas de clefs du bonheur ; ce sont des fumisteries d'hommes faibles et malheureux ; il n'y a que des combats joyeux qu'il faut toujours réitérer. De ce point de vue, tous les combats sont bons, tous sont auréolés de la même innocence et de la même vertu ; la vie offre des possibilités infinies que chacun, selon son idiosyncrasie, doit exploiter au mieux. Le bonheur, c'est de le chercher : choisir une direction, la suivre, construire sa méthode, s'y conformer, se battre, ne jamais rester pleinement contenté, s'efforcer d'augmenter sa puissance d'agir, et toujours courageusement continuer : voilà comment nous cherchons le bonheur, voilà comment nous avançons joyeusement dans l'existence. 

15 octobre 2011

IX

L'erreur de Descartes est de meilleure qualité que la vérité d'un pédant.

  Alain

 l_ecolier_le_pedant_

Peut-être que ce qui caractérise le pédant est précisément qu'il ne cesse jamais de dire des vérités. Il est fier des vérités ; elles le gonflent ; et le malheur, c'est qu'il n'explose jamais. Descartes pourra dire autant de vérité ou d'erreurs qu'il veut, il sera toujours trop gracieux pour avoir la moitié de la lourdeur du pédant.

12 octobre 2011

VI

La vie est un travail qu'il faut faire debout.

 Alain

Michelangelos_David 

Il faut aimer l'homme regardant l'horizon et se méfier des éternels accroupis. Dressé, cet étrange animal porte noblement ses fardeaux, concentre son énergie, contemple le devenir ; assis, ses peines écrasent ses épaules, il se morfond dans la velléité, demeure fixé sur son marasme. Davantage qu'une métaphore facile mais belle, c'est une vérité physiologique : l'homme debout exerce une tension ferme sur ses membres, ses lignes gracieusement se consolident ; son regard dépasse le sol et s'élève au-delà des importunes hautes herbes : ses yeux semblent défier les dangers de la nature. La bipédie est une position d'affirmation qui pousse à regarder et aller en avant ; c'est la position qui fait marcher, qui enclenche ce processus singulier qui, en se développant, fit sortir l'homme du règne purement animal pour créer les civilisations uniques que l'on sait. On suppose que l'homme s'est mis debout, entre autres raisons, pour affronter au mieux les périls de la savane ; il doit le rester pour franchir les obstacles qu'il a et aura toujours besoin d'inventer.

Il ne manque pas d'âmes paraplégiques en ce monde pour inciter les hommes à ramper sans honte et à imiter le nonchalant mode de vie de larves en tout genre ; on veut nous faire croire que le bonheur consiste à demeurer confortablement assis, éloigné à jamais de la vie pleine d'efforts et d'oppositions qui fut celle des hommes du passé. Pernicieuse idée d'hommes fainéants et tristes ! Il faut s'insurger contre ces utopies d'insectes et ces pâles idéaux ennuyeux, qui font de l'inaction une vertu, de l'inertie une condition indispensable au bonheur, du combat une tare à éradiquer ; de telles sottises ne devraient pas être semées dans les champs des hommes ; et les âmes refusant de s'agenouiller ou de se coucher, qui existeront tant que l'homme sera l'homme, devraient déployer leur goût naturel pour le travail libre afin de mettre sur pied tous les bipèdes corrompus. Il n'est pas vrai que l'homme aime la facilité et le repos ; il ne demande qu'à effectuer en divers domaines sa puissance ; il l'eût fait de lui-même, s'il eût su naturellement exciter, diriger et contrôler son désir.

La grande force de l'homme, c'est sa capacité à se discipliner selon des règles collectives ou individuelles, et à fonder son épanouissement dans ces contraintes précieuses qui le poussent à se lever et à marcher droit vers la difficulté ; il peut vaciller quelquefois, être bousculé par mille objets divers souvent, mais il est toujours content de trouver des difficultés qui forment les bases nécessaires de son excellence. Seuls les faibles préfèrent s'allonger et couper les jambes de tous : le ressentiment prend toujours un malsain plaisir à se propager comme le montre ces austères moralisateurs qui condamnent des actions qu'eux-mêmes regrettent de ne pouvoir réaliser. Dès que l'homme se lève allègrement, se met consciemment en mouvement, et avance vers un chemin quelconque qui augmente sa puissance, il est beau, joyeux, et presque sage. La marche est l'expression corporelle de l'amor fati ; et Nietzsche, comme tous les gais penseurs, était un grand péripatéticien. Si je suis humaniste, ce n'est certes pas pour adorer un animal bureaucrate ou pour me prosterner devant de nouveaux sièges respirant le bien-être insipide et autres progrès de l'industrie du confort ; et s'il eût été en mon pouvoir de réveiller mes frères humains endormis, j'eusse crié, avec toute la ferveur qu'il m'est possible de partager, sans promettre autre chose que le bonheur d'une lutte libre et épanouissante : « Lève-toi et marche, chaque jour ! ».

Publicité
Publicité
<< < 1 2
Scolies
Publicité
Archives
Publicité