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Scolies

11 mai 2012

CCXVIII

Ne t’inquiète pas de la manière dont je t’aime, je l’ignore tout le premier, seulement, je sens que retirer le nom d’amour à cette affection serait dire un blasphème.

– Georges Sand

Veronese___Allegory_of_love_Happy_union

Amour, mot vague et beau. Sa signification trouble inquiète et décourage parfois les hommes de l'employer. L'amour est le plus sacré des mots ; on a des gestes de vénération pour lui. Écrire notre amour sur un arbre ou sur une feuille n'est point un acte anodin ; l'amoureux aime à se répéter son amour sous toutes ses formes, et le fait même de voir écrit quelque part le signe de son amour fait de lui le plus heureux des hommes. Écrire que l'on aime quelqu'un, sans même attente de réciprocité, c'est cultiver son amour. L'amour croît dans la solitude. Il n'y a pas que l'être aimé qui émet des signes pouvant être interprétés comme des signes d'amour, il y a l'amoureux lui-même, qui cultive avec bonheur cet art des signes d'amour, et ne s'en lasse pas. L'amour de l'amoureux est toujours nouveau ; à chaque fois qu'il se dit qu'il aime, il s'étonne et trouve une nouvelle source de joie. L'amoureux est celui qui ne se lasse jamais de son amour.

Les affections humaines se confondent en un ordre toujours incertain. Il y a un mystère dans la passion amoureuse réciproque, en cette pensée d'un hasard ayant fait se réunir deux êtres dissemblables éprouvant le même sentiment. Sans doute, l'amour encourage l'amour, et les signes d'amour émis concourent pour une grande part à attirer l'amour de l'autre ; mais le mystère de cette magique union des affects demeure. Néanmoins, l'expérience fait le plus souvent voir des amours partagés qui prennent des formes différentes, ce qui, chose admirable, ne nuit pas toujours à l'épanouissement réciproque de cet amour. L'un aime passionnément, est agité d'un vif désir physique, d'un désir d'union total, tandis que l'autre éprouve de la tendresse, sans répulsion mais également sans attirance ardente pour le corps de l'autre, une tendresse tranquille qui différe de l'exaltation passionnée ; d'où parfois le besoin de mettre les choses au clair, et de réserver le mot amour pour le premier affect, et de se contenter de celui de tendresse pour l'autre. Pourtant, c'est bien d'amour dont il s'agit ; dans les deux affects, il y a cette sympathie des âmes faisant de la présence de l'autre une joie sûre, ainsi que ce puissant mouvement de réhaussement de l'aimé, qui se reflète en même temps dans l'amant. Consuelo aime Albert, quoique différement de celui-ci ; et toute la beauté de leur relation est dans cette différence dont triomphe l'amour, victoire grande entre toutes prodiguant la foi salvatrice. Ne point appeler amour cet amour, qui est un véritable amour, serait bien dire un blasphème.

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10 mai 2012

CCXVII

Albert était pour elle le génie du Nord, profond, puissant, sublime parfois, mais toujours triste, comme le vent des nuits glacées et la voix souterraine des torrents d'hiver. C'était l'âme rêveuse et investigatrice qui interroge et symbolise toutes choses, les nuits d'orage, la course des météores, les harmonies sauvages de la forêt, et l'inscription effacée des antiques tombeaux. Anzoleto, c'était au contraire la vie méridionale, la matière embrasée et fécondée par le grand soleil, par la pleine lumière, ne tirant sa poésie que de l'intensité de sa végétation, et son orgueil que de la richesse de son principe organique. C'était la vie du sentiment avec l'âpreté aux jouissances, le sans-souci et le sans-lendemain intellectuel des artistes, une sorte d'ignorance ou d'indiférrence de la notion du bien et du mal, le bonheur facile, le mépris ou l'impuissance de la réflexion ; en un mot, l'ennemi et le contraire de l'idée.

– George Sand

friedrich

On aura beau s'amuser à déconstruire les anciens préjugés sur les différents caractères des peuples, on ne fera point disparaître certaines vieilles oppositions que l'on ferait mieux d'essayer de comprendre plutôt que de les dédaigner, comme de coutume. Le passage de Consuelo cité n'est point caricatural ; il s'agit d'une description de deux tempéraments contraires, provenant de deux contrées antagonistes ; et cette brève description ne me semble pas être dénuée de vérité. De même, les comparaison faites par Stendhal dans son traité De l'amour ne sont pas extravagantes, même si nous ne sommes plus habitués à nous évertuer à sérieusement confronter l'esprit des nations et des peuples. Cet esprit existe ; et même en ces temps de mondialisme sauvage, qui pousse les hommes à l'indifférenciation, des différences irréductibles se font heureusement observer. Un voyage en Allemagne ne fait pas voir les mêmes hommes qu'un voyage en Espagne, c'est le moins qu'on puisse dire. 

Je ne sais pas dans quelle mesure l'opposition ancestrale entre le Nord et le Sud est fondée ; mais, sans prendre excessivement au sérieux la célèbre théorie de Montesquieu, je ne peux m'empêcher de songer que le climat a nécessairement une influence considérable sur le tempérament des hommes. Chaque année, je le constate : je ne suis pas le même en été et en hiver ; mes habitudes, mes désirs, mes élans varient au fil des saisons ; et je crois que chacun peut traduire, dans l'impatience que l'on éprouve à voir venir une saison, une aspiration profonde à un changement d'état d'esprit. Si l'on désire avec ardeur l'arrivée de l'été, ce n'est certainement pas uniquement parce que l'on a envie de voir se hausser la barre du thermomètre ; et cette soif même de chaleur, aussi simple soit-elle, veut dire beaucoup. Et je remarque q'un été dans le Nord de l'Allemagne n'est même pas comparable à un automne italien. Les paysages aussi influent beaucoup sur l'état d'esprit de l'homme ; les nouvelles vues qu'offrent les fenêtres après un déménagement peuvent contribuer à expliquer bien des changements observés chez un homme. Partir en vacances, c'est vouloir temporairement changer d'état d'esprit. Il faut avoir éprouvé le désir du grand soleil pour bien le comprendre.

Aussi, sans même effleurer la tentation d'en faire une absurde règle générale, il ne faut point s'étonner que les ennuyeux métaphysiciens angoissés viennent tous d'Allemagne, et que Rossini, ce Mozart fougueux, soit un italien. 

9 mai 2012

CCXVI

Ô éternel partout, ô éternel nulle part, ô éternel – en vain !

– Nietzsche

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Je me méfie de l'éternité. Je me suis longtemps laissé enivrer par le mot et par le symbole. Alors, je ne me souciais point de déterminer les concepts ; et c'est une caractéristique de l'enfance, qui perdure encore jusqu'à l'adolescence, de s'enthousiasmer pour d'énigmatiques formes. D'où l'on voit, en passant, qu'ils sont nombreux, ceux qui n'atteignent point la maturité de la pensée : toujours ils se laissent gorger de mots aussi suggestifs que creux, toujours les mots sont pour eux les réceptacles imposants mais vides d'idées confuses. L'éternité est un mot courant ; pourtant, l'éternité est aimée des poètes et elle est une notion façonnée par des philosophes, ce qui devrait inviter à la méfiance.

Mais allons-y, plongeons franchement dans l'éternité. Tout porte à croire que l'éternité est un concept de pure opposition à la réalité : spontanément et inévitablement, nous faisons l'expérience de la durée, du temps qui se déploie sur le monde, de la temporalité envahissante qui nous engloutit ; nous savons que notre lutte contre le temps sera toujours vaine ; vulnerant omnes, ultima necat ; le temps est forcément pour nous cette réalité inexorable à laquelle nous sommes assujettis. Or, l'éternité, c'est précisément ce qui est en dehors du temps. L'éternité est un concept négatif : il se construit par rapport à ce qui est, il est une négation de ce qui est. La durée est inscrite dans l'expérience, elle est même au fondement de notre expérience ; mais quant à l'éternité ? Dès que nous ne pouvons pas soutenir une notion par l'expérience, nous planons par la pensée et nous atterrissons toujours dans quelque Coucouville-les-Nuées. Si l'homme tolérait l'idée de la durée, idée violente car intrinsèquement liée à celle de la mort, aurait-il senti la nécessité d'inventer l'idée d'éternité ?

Le poète m'aidera, peut-être. C'est la mer allée avec le soleil, me dit-il. Joli, mais je ne pige pas. Je prends alors un autre poète, que je prefère : 

C'est notre heure éternelle, éternellement grande, 
L'heure qui va survivre à l'éphémère amour, 
Comme un voile embaumé de rose et de lavande 
Conserve après cent ans la jeunesse d'un jour.

L'éternité ne doit point être prise comme notion isolée ; il faut la ramener à l'homme. Il y a un sentiment d'éternité. C'est ce que nous éprouvons dans ces instants puissants, dont nous sentons qu'ils s'ancrent durablement en notre mémoire, qu'ils s'inscrivent  au plus profond de nous-mêmes ; ces instants qui demeurent en nous et qui sont un triomphe de la mémoire sur l'oubli, ces instants sont malgré tout rattachés au temps. Ici, l'éternité est un sentiment qui n'est pas une rupture radicale avec la temporalité ; le sentiment d'éternité a un sens concret, et chacun a en souvenir de ces moments sublimes, impérissables, éternels. Fait remarquable, la musique, pure temporalité, peut donner ce sentiment d'éternitéC'est que l'éternité, prise en ce sens, n'est pas autre chose qu'une condensation de la durée ; tout se réunit en un seul point identique, et c'est ce point que nous appellons l'éternité. C'est en retrouvant l'idée de temps que l'on peut ramener l'idée d'éternité au concret. 

8 mai 2012

CCXIV

Le premier des dons de la nature est cette force de raison qui vous élève au-dessus de vos propres passions et de vos faiblesses, et qui vous fait gouverner vos qualités mêmes, vos talents et vos vertus.

– Chamfort

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Nombreux sont ceux qui n'ont point une telle confiance en la raison et qui se moquent des philosophes faisant l'éloge de son immense pouvoir. Par là même, et sans l'apercevoir, ils retirent précisément à la raison sa puissance. Pour que les pouvoirs de la raison puissent s'exercer, il faut avoir foi en la raison et croire en son efficacité. La raison sans la foi pour lui donner vie n'est qu'une abstraction. Pour mesurer la force de la raison, il y a une condition indispensable, et c'est la croyance en la raison. Qui doute de la raison, et, partant, expérimente sa raison sans y croire, ne pourra point gouverner passions et vertus. Pour réussir, il faut y croire ; il ne s'agit point là d'un creux lieu commun ; au contraire, il y a toute la puissance possible de l'homme contenu, implicite, là-dedans. Ô philosophes, qui fourrez vos yeux indiscrets partout, qui examinez les plus imperceptibles nuées, que ne regardez-vous la sagesse populaire ! Les préceptes de cette sagesse me viennent spontanément à l'esprit, et ma raison, loin de  les condamner, ces maximes connues de tous, elle les approuve et les développe. Donc, j'en suis sûr, pour que la force de ma raison s'exerce, je dois au préalable croire le plus possible en cette force ; et la raison étant raisonnable, je ne peux craindre qu'elle m'entraîne sur les voies dangereuses du fanatisme et du dogmatisme. Une raison fanatique est une contradictio in adjecto ; il n'y a qu'un fanatisme qui se voile derrière les belles parures de la raison.  Quant aux sceptiques qui se plaignent de ne pas avoir la foi, je dis, comme Brassens à son voisin Blaise Pascal, faites semblant de croire et bientôt vous croirez. 

Je veux regarder le buste imposant de Platon. C'est le signe de ma foi en la raison. Le regard implacable de Platon me réhausse et m'encourage à me gouverner par la tête, non par le thorax et l'estomac. Ô Nietzsche, moque toi avec ton mauvais humour d'allemand de ma foi en la raison, et laisse moi rire de ta faible volonté de puissance, toi qui frappait ta tête contre le mur pour moins souffrir de tes migraines, toi qui perdit ta force prodigieuse en la gaspillant en critiques excessives et déraisonnables, toi qui creva après avoir tout à fait perdu la raison, comme si elle s'était vengée des cruelles calomnies que tu lui avais infligé ! Platon me guide et me dirige vers la raison ; il me la fait aimer, et, par là, me fait expérimenter son étonnante force, me prouve sa puissance insoupçonnée. La preuve vient après la foi. 

7 mai 2012

CCXIII

Ce n'est pas le difficile, c'est le beau que je cherche.

– Fénelon 



Atteindre le beau est difficile, et l'analyse des chefs-d'oeuvre des génies fait voir à quel point il faut de l'art, une maîtrise impressionnante de techniques nombreuses et variées, et un don rare d'agencement habile des matériaux, pour parvenir à former une belle totalité cohérente capable de plaire universellement. L'artiste est toujours d'abord un artisan qui maîtrise une technique difficile. Difficile est le bon mot, car il n'est point facile de composer en contrepoint, ni de peindre correctement en perspective, ni d'écrire une pièce en alexandrin ; ces techniques là ne sont point à la portée du premier venu, et seuls ceux qui passent de longues années à étudier et à pratiquer ces techniques parviennent à les acquérir. Pour autant, ces difficultés là peuvent être à peu près surmontées par tous ceux qui savent joindre le désir de réussir à la méthode et à la persévérance, bien que personne n'ignore que la maîtrise, aussi virtuose soit-elle, des techniques de l'art, ne suffit point pour atteindre le génie ; cependant, fait trop peu remarqué, l'artiste génial et original doit bien commencer, en quelque sorte, par là où les autres, les simples techniciens, ont terminé. 

Malgré cette présence inévitable du difficile dans tous les arts, ce n'est jamais en cherchant le difficile que les artistes géniaux sont parvenus à créer leurs oeuvres. Le difficile est accessoire ; il n'est qu'une conséquence de la recherche de la beauté. Cela est évident et semble pourtant pour beaucoup d'artistes ne l'être pas. Nombreux sont les artistes qui travaillent moins pour atteindre le beau que pour parvenir à la gloire ; or, ce qui suscite l'admiration, ce n'est point tant le beau, que la virtuosité, laquelle peut se définir par l'habileté impressionnante à surmonter des difficultés. Quiconque a du goût le constate : le vulgaire apprécie le spectacle, non la beauté ; il désire contempler des fabrications impressionnantes, non de ces oeuvres rares qui élèvent l'âme, et qui donnent au coeur cette douce chaleur, cette joie intérieure incompréhensible au plus grand nombre. La foule se précipite pour admirer une gamine chinoise de trois ans jouant la Marche turque, mais ne se presse point pour entendre un claveciniste inconnu du grand public interprétant des pièces de Couperin. Ce n'est point un hasard si Glenn Gould, ce clown talentueux, est plus renommé que Scott Ross ; je ne me lasserai pas de faire ce constat si révélateur de l'esprit du public.

Les Oulipiens ne sont pas dans des artistes dans la mesure où ils cherchent clairement le défi, l'accomplissement de difficultés déterminées, plutôt que le beau. Je ne crois pas qu'il viendrait à l'esprit de beaucoup de monde de considérer La disparition de Pérec comme une oeuvre belle. Mais il y a beaucoup de prétendus artistes qui n'ont pas l'honnêteté des Oulipiens, qui, sans l'avouer, ne sont qu'animés par la recherche de la difficulté ; on voit trop qu'ils ne veulent qu'impressionner, ce qui est visible et par leurs oeuvres d'un caractère excessivement ornemental, rococo, et par leur remarquable désir de se faire valoir auprès de la foule par tous les moyens. Un véritable artiste n'a point besoin de tant de reconnaissance ; il sait lui-même ce qu'il vaut, car il a reconnu le beau, et s'en contente. Ce qui fait taire tous ces bêtes adorateurs de la difficulté pour la difficulté, ou plutôt de la difficulté pour la vanité, ce sont les grands génies, qui, après être parvenus au sommet de leur art, parviennent à créer des chefs-d'oeuvres sans éprouver de grandes difficultés, et sans s'ingénier perpétuellement à en chercher de plus grandes. Vivaldi savait composer un concerto plus rapidement que son copiste ne pouvait le transcrire. Si Mozart ressuscitait, il pourrait à son aise, pour gagner du fric et impressionner la populace, composer un album de musique industriel tous les jours, mais nous savons qu'il rejetterait du revers de son génie ses tentations grossières, et qu'il continuerait son chemin créateur que la mort a prématurément arrêté.

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6 mai 2012

CCXII

Enseigner, c'est apprendre deux fois.

– Joubert

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Enseigner, c'est apprendre deux fois ; et il est presque toujours nécessaire d'apprendre deux fois pour apprendre réellement. Apprendre quelque chose, c'est l'inscrire en soi, de sorte que l'on peut convoquer son savoir au moment désiré. Fait remarquable : si l'on apprend un poème en une journée, en passant toutes les heures que l'on voudra dessus, et que l'on ne prend pas la peine de le revoir les jours qui suivent, il sera oublié très rapidement ; alors que si l'on s'efforce de l'apprendre progressivement et de le revoir pendant un certain nombre de jours, il sera gravé fort longtemps dans notre esprit. Il n'en va pas autrement pour les autres savoirs qui ne demandent point un simple effort de remémorisation ; mais dans tous les savoirs, dans chaque élan vers la connaissance, il y a un rôle important de la mémoire que l'on ne peut négliger. Il ne suffit point de comprendre une seule fois la fameuse formule synthétique de Kant, l'intuition sans concept est aveugle, et le concept sans intuition est vide ; comprendre une seule fois, c'est vouer sa connaissance de la philosophie kantienne à l'oubli. Au contraire, il faut refaire le chemin de la compréhension à de nombreuses reprises pour être sûr de maîtriser le sens de la formule, et savoir à sa guise la convoquer à bon escient.

Enseigner, c'est objectiver un savoir contenu en soi, et, par là, lui faire prendre davantage de consistance. Il n'y a pas de meilleur moyen pour consolider ses connaissances que de se servir de la médiation de l'autre, avec ses exigences, ses caprices aussi, et ses incompréhensions. Pour enseigner, il faut accepter l'autre tout entier, tout en parvenant, par le discours, à se faire entendre sans sacrifier sa pensée intime ; c'est une victoire et sur l'auditoire, et sur soi. Ceux qui se sont destinés à faire uniquement de la recherche, en passant leur temps sur des détails dont tout le monde se fout, et qui ne prennent point la peine d'essayer de faire partager un contenu intéressant à un auditoire, ceux-là ont presque toujours une fâcheuse tendance à ignorer les fondements de leur savoir, qu'ils ont oublié par le mépris de leur simplicité, tendance que n'ont point les enseignants qui doivent toujours refaire le grand chemin de la connaissance, allant des fondements aux sommets, des principes aux développements ; toujours ils s'efforcent de faire les mêmes distinctions essentielles, mais, à chaque fois, une nouvelle perspective s'ouvre à eux en retournant modestement à la simplicité. La nécessité de se faire entendre de l'autre oblige à ce retour fécond à la simplicité, que les prétentieux chercheurs généralement dédaignent, par une conséquence difficilement inévitable de leur fonction. En enseignant, on apprend deux fois, et, par la répétition créatrice, on se construit un savoir renouvelé, aussi solide que rare.

 

5 mai 2012

CCXI

Aussi voit-on constamment que l’habitude du travail rend l’inaction insupportable, et qu’une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles : mais c’est le mécontentement de soi-même, c’est le poids de l’oisiveté, c’est l’oubli des goûts simples et naturels, qui rendent si nécessaire un amusement étranger.

– Jean-Jacques Rousseau

Les tricheurs

Jean-Jacques, à son habitude, va loin, et, en une méditation sur le rapport entre le travail et le divertissement, sonde, et juge toute la société. En y songeant trop rapidement, en effet, nous pourrions supposer que les hommes ont d'autant plus besoin de divertissement qu'ils s'épuisent en labeur. Il n'en est rien. Le travail donne le devoir et le goût du travail ; plus un homme dépense ses forces dans une activité qu'il sait ne pas être inutile, et plus il s'en voudrait de perdre son temps et son énergie en de vaines distractions. Par de multiples inventions destinées à le divertir, l'homme se détourne de son chemin, et s'égare en des plaisirs de sens faible ; ce sont des jeux qui ne lui permettent de rien construire, des passe-temps qui nuisent à son épanouissement. Plus l'homme se complaît dans une ennuyeuse oisiveté, et plus il se détournera de la voie du travail, qui est la meilleure et pour la cité et pour l'individu. Jamais la fatigue du travail ne nuira davantage que la mollesse avilissante de l'ennui. 

Rousseau, on le sait, s'en prenait au théâtre lorsqu'il formulait de tels jugements. J'aimerais que l'on ait en tête nos divertissement modernes, tellement plus grossiers et bas, lorsqu'on réfléchit au rapport entre le travail et le divertissement. Les plaisirs frivoles, ce n'est plus le théâtre et le jeu de cartes, mais la contemplation des misères de la télévision, l'écoute passive de musiques qui traînent dans le cerveau, l'organisation de soirées dont le comportement des participants est si atrocement indigne qu'il incite à mépriser la nature humaine. Nous sommes dans une société qui met en place ces bas divertissements, comme si elle chechait par tous les moyens à éviter que les citoyens développent un esprit critique capable de se construire des pensées solides, rigoureusement enchaînées les unes les autres et permettant à l'individu de vivre en se donnant les moyens d'augmenter sa puissance. L'homme tend à la perfection, et c'est pourquoi il aime l'effort ; mais tout est fait pour nous dégoûter de l'effort et nous détourner de l'idéal de perfection. Qui passe son temps assis devant son fauteuil en regardant des séries américaines ne s'aime pas beaucoup soi-même, ou du moins, ne ressent nul élan sincère pour se servir à soi-même et aux autres. Et je crois que celui qui a su se déterminer un travail précis, en s'efforçant d'être le plus possible fidèle à ses exigences, est toujours moins porté à sombrer en des distractions inutiles que l'oisif qui ne s'applique qu'à trouver un moyen convenable pour s'oublier soi-même.

4 mai 2012

CCX

Quand je vois que nos artistes se tortillent à chercher du nouveau et de l'inouï, je me permets de rire.

– Alain

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Le XXème siècle est le siècle le plus ridicule artistiquement. Peut-être n'avons-nous pas encore suffisamment de distance pour bien nous en rendre compte, mais j'espère bien que des avisés hommes du futur ferons ce constat. Ce ridicule est le fruit de la recherche obstinée de l'original, de l'originalité de sens faible. Car c'est un fait, tous les grands artistes sont originaux, dans la mesure où, par la forme propre de leur art, ils expriment leur moi profond, leur singulière vision du monde ; en rendant sensible les idées nées de leur substance personnel, ils créent nécessairement du nouveau. Il s'agit d'une autre originalité dont il est question ici : de l'originalité voulue pour elle-même, de l'originalité allant jusqu'à la plus risible affectation, de l'originalité de ceux qui veulent faire les malins, et qui n'ont pas de rapport authentique à l'art. En ce sens, la recherche de l'originalité ne peut que conduire à des oeuvres inauthentiques, creuses, et emphatiques. 

Le vers libre, né du désir de briser le classicisme, est la négation même de la poésie, qui repose entièrement sur l'attente du rythme régulier ridiculisé par les pseudo-poètes du XXème siècle. Un mouvement littéraire qui se nomme le nouveau roman ne pouvait que produire des bizarreries ne suscitant, grosso modo, que le seul intérêt des universitaires (car qui prend son pied en lisant Robbe-Grillet ?). Claude Simon, avec son insupportable absence de ponctuation et son désir tordu de construire des univers fragmentés, ne réussit qu'à donner des migraines ; et j'admire ceux qui parviennent à lire trente pages de La route des Flandres sans se casser la tête dessus. Les fruits d'or est le plus chiant bouquin que j'ai jamais lu. Jackson Pollock est le peinre le plus honteusement surestimé de l'histoire de l'art ; l'argumentation est inutile, quiconque a un tant soit peu de bon goût, cette notion aujourd'hui dépravée, approuvera. Marguerite Yourcenar ne sombre point dans ce vice moderne de l'originalité pathologique, à l'inverse de l'autre Marguerite, comme par hasard vache sacrée des universitaires. 

Deleuze n'a point cessé dans toute son oeuvre de se demander d'où pouvait émerger le nouveau, mais il ne questionne jamais la légitimité de la recherche du nouveau. S'il l'eût fait, il nous eût épargné bien des bizarreries fumeuses qui ne servent qu'à bêtement exciter l'étudiant en philosophie en rut. 

3 mai 2012

CCIX

En festivosphère, l'homme est un chou pour l'homme. L'enfer n'est plus les autres.

– Philippe Muray

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Le citoyen moderne est fier de cette gentille inversion des valeurs qui donne de la confiance aux belles-âmes et aux victimaires. Le chef des chous, apparemment futur président de la République, ne cesse point de nous rassurer, de nous bercer de mièvres promesses de réconciliation, avec un ton si niaisement sérieux qu'il suffirait, sans même prendre garde à la signification de ses paroles, d'entendre sa voix et d'observer sa figure sans caractère quelques minutes pour mépriser et rire bien grassement de cet insipide fruit du festivisme. Toutefois, écoutons-le ; car nous aurons le bonheur de trouver dans ses paroles un admirable condensé de l'idéologie festiviste ; et si son discours n'était pas aussi flasque, je ne doute pas qu'on se poilerait encore davantage. Le traditionnel débat qui l'a opposé hier à Nicolas Sarkozy était, à ce titre, un véritable exposé des valeurs modernes qui font heureusement presque totalement consensus aujourd'hui. 

Premier point remarquable : l'empressement de l'énarque, qu'il serait sacrilège de qualifier de socialiste, à sauter sur la première occasion venue pour fièrement brandir le grand mot de justice. Ce sont des commandements : il nous faut une société juste ; nous devons rétablir la justice en ce pays : il n'y a rien de plus creux, de plus abstrait, de plus vide. La justice est peut-être le concept le plus important de la philosophie politique, et il n'y en a pas de plus maltraité dans le discours démocratique, qui réduit un concept à n'être qu'un slogan, ou une valeur inderterminée, ou un idéal qui ne chante même pas. J'aimerais voir un jour l'habileté de l'un de nos nombreux discoureurs à répondre à une question, qu'on ne leur pose jamais, aussi simple que celle-ci : qu'est-ce donc, au juste, que la justice ? Nous aurons alors la chance d'entendre les plus plates banalités sur le sujet ; plus encore que d'habitude, les phrases brilleront par le néant de leur signification ; et nous aurons une petite pensée pour Platon.

L'économie règne. Le politique est soumis à l'économie. L'essentiel du débat s'est résumé à une stérile querelle de chiffre qui ne dit rien des problèmes concrets des citoyens, ni des enjeux politiques réels, ni de quoi que ce soit d'intéressant : le politique s'est effacé devant le politicien. Heureusement que l'un d'entre eux devait attaquer et jouer l'impétueux, ce qu'il fit avec un art des bonnes formules que l'autre ne possède point ; sans cela, le débat, outre son manque d'intérêt politique, n'aurait pas même été amusant, et les cris épiques des spectateurs passionnés de rhétorique n'auraient point été aussi retentissants.

Le futur président de la république n'a point fait de pique digne d'être retenu, mais il a prononcé la plus éloquente phrase du festivisme, la plus authentique, celle qui a fait le plus de plaisir à l'ombre errante de Philippe Muray ; elle est à retenir : la seule valeur qui vaille aujourd'hui, c'est la jeunesse. Tout est dit là, et devant une telle formule, comme lorsqu'on est en face des plus beaux vers de la poésie, le silence s'impose. Les mots seront inutiles ; tout va se réconcilier.

2 mai 2012

CCVIII

Ma troisième maxime étoit de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Et ceci seul me sembloit être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content ; car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique ; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains étant malades, ou d'être libres étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c'est principalement en ceci que consistoit le secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire de l'empire de la fortune, et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étoient prescrites par la nature, ils se persuadoient si parfaitement que rien n'étoit en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul étoit suffisant pour les empêcher d'avoir aucune affection pour d'autres choses ; et ils disposoient d'elles si absolument qu'ils avoient en cela quelque raison de s'estimer plus riches et plus puissants et plus libres et plus heureux qu'aucun des autres hommes, qui, n'ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu'ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent. 

– Descartes

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La vraie philosophie est pratique ; le reste n'est que discours sur la philosophie. Elle ne peut que s'exprimer à travers des actes : on voit la sagesse d'un homme à ses actions et non à ses livres. Tout homme aspirant à la sagesse devrait donc avoir en tête les idées maîtresses qu'il s'est formé à travers ses réflexions et celles des grands philosophes afin de se rapprocher le plus possible de son idéal. Sous l'influence d'Épictète et de son manuel, pour jouer le rôle amusant du nietzschéen de bazar, j'écris donc ces aphorismes afin de pouvoir avoir à portée de main les armes nécessaires pour jouer au mieux mon rôle dans cette grande farce qu'est l'existence. (Descartes dit, en une maxime, tellement plus et tellement mieux ! Ceci n'est qu'une pitretrerie d'un goût contestable, et rien de ce qui est écrit n'a de valeur indépendamment de son contexte de farce).

  • Le libre-arbitre est une illusion. Tu n'es responsable d'aucun de tes actes, qu'ils soient bons ou mauvais. Tu ne fais jamais de choix, tu n'agis jamais de ton plein gré : tout ce que tu vois autour de toi ne pouvait pas être autrement car tout est nécessité. Pourquoi alors t'embarrasser de remords et de regrets ? Ce qui est arrivé ne pouvait pas ne pas arriver.

  • C'est l'opinion que tu te fais des évènements qui sont la cause de tes soucis ; ce ne sont jamais les choses en elles-même. Par conséquent, tu dois convertir tes mauvaises opinions. Essaye toujours de contrôler ta représentation des choses : aime les choses ; ou, si tu n'y arrives pas, sois indifférent à elles. Tout ceci peut se résumer en cette formule : AMOR FATI. Aie toujours ces deux mots en tête et que jamais ils ne sortent de ton esprit ; dans chacune de tes actions, dans ta vision de toutes les actions, rappelle-toi toujours : AMOR FATI.

  • Il y a deux sources de troubles : la souffrance et l'ennui. Si la causalité a voulu que tu souffres, malgré ta volonté d'être sage et d'être heureux, alors tu souffriras. Dans ce cas, aime ta souffrance ! Tu ne l'éradiqueras pas, mais une fois passée, elle ne pourra que te faire sourire. Il y a de nombreuses souffrances qui peuvent causer de la joie plus tard ; et d'ailleurs, sans souffrance, nous ne connaîtrions pas la joie : car le bonheur est relatif et non pas absolu. De même pour l'ennui.

  • Ce qui a été dit précédemment doit s'appliquer à tout et en tout lieu. Ta femme est morte ? Aime sa mort : il ne pouvait pas en être autrement. Eh quoi ? Tu pleures la mort d'un être humain mais tu es indifférent à celle de millions d'autres ? C'est que tu es l'esclave de tes sentiments. Tout sentiment doit pouvoir être contrôlé ; non pas supprimé, mais contrôlé.

  • Puisque tout est nécessité, mes émotions aussi sont nécessaires ; ne puis-je donc rien y faire ? Mon malheur, ma soumission aux passions, ne sont pas de mon ressort ? Non, tu ne peux rien y faire : mais il était nécessaire que tu écrives ces lignes et que tu comprennes ces préceptes : tu peux bien t'approcher de la sagesse, mais c'est la causalité, et uniquement elle qui t'en aura rapproché. Réjouis-toi donc ! La causalité a joué en ta faveur puisqu'elle t'a montré la voie de la sagesse !

  • La nécessité ne signifie pas que toute volonté est impuissante : elle signifie que les hommes ne sont pas responsables de leur volonté. Les hommes confondent déterminisme et fatalisme. La philosophie n'est pas inutile, elle n'est pas impuissante ; c'est simplement que c'est la causalité – et personne d'autre – qui te fais sage ou non. Si un jour tu réussis à être heureux, sache que cela ne vient pas de toi, mais de la causalité ; sinon tu seras désillusionné et ton bonheur coulera avec ton illusion euphorique.

  • Il faut parfois faire semblant d'être libre pour ne pas tomber dans le fatalisme.

  • Puisque tout est nécessaire, on peut dire que tout est écrit. La vie est un théâtre, la vie est un jeu : il n'y a pas de plus profonde comparaison. La causalité t'a donné un rôle : tu ne peux que l'accepter. Il est inutile de chercher à renier ton rôle. Le script est écrit à l'avance est tout ce que tu fais ne peux qu'être conforme à ce rôle ; mais que cela te réjouisse ! Les hommes voient souvent en cela la cause de leur malheur alors que cela pourrait être la cause de leur bonheur.

  • Ne te fais pas d'illusion. Malgré tout ce qui a été dit, tu ne seras jamais heureux, c'est-à-dire pleinement satisfait de ton état, durant toute la durée de ton existence. Tout au plus, cela te fera connaître des instants de joies – mais ne crache pas dessus ! En vérité, la causalité est hasardeuse et te joueras bien des tours, des bons comme des mauvais. La sagesse, c'est aussi apprendre à accepter son malheur – et apprendre à s'amuser !

  • La causalité t'a donné un rôle unique. Tu es seul à être ce que tu es et tu es seul à faire ce que tu fais. L'existence doit te paraître forcément intéressante : songe que personne n'a jamais été comme toi et que jamais personne ne le sera !

  • Tu ne dois pas renier ton destin mais l'assumer. Si la causalité a voulu que tu sois amoureux, n'éprouve pas de haine pour ton amour : car tu ne peux rien y faire.

  • Si le destin te fais souffrir, honore-le. La souffrance ne doit pas t'attrister ; idéalement, elle devrait te griser comme toutes les autres émotions, elle devrait te stimuler et t'aider à grandir.

  • Ne cherche pas un sens à ton rôle : tu n'en trouveras pas. La nécessité n'est là que pour elle-même ; elle n'a pas à se justifier.

  • Au lieu de t'interroger sur la médiocrité de ton rôle, profite de lui ! Tout rôle, quel qu'il soit, est amusant à jouer. Joue, joue, joue ! Ne cesse jamais de jouer, car tu ne peux rien faire d'autre dans l'existence.

  • Joue ton rôle du mieux que tu le peux. Aspire à la noblesse et à la grandeur. Tu es le rôle principal de la comédie (la pièce de théâtre est toujours centrée sur le sujet), tu es le roi de ton monde : essaye d'être à la hauteur.

  • La morale n'existe pas. Elle ne doit pas contraindre tes actions ni entraver ton rôle ; passe au-delà. Tout jeu est amoral.

  • Aime tes désirs et maîtrise-les. Ils font partie de la nécessité inhérente à ton être ; tu ne pourras pas les supprimer sans tuer une partie de toi-même. Tâche donc de les dompter : c'est une entreprise ardue et il est probable que tu échoueras à de nombreuses reprises mais c'est la causalité qui l'aura voulu : pourquoi alors t'en affliger ?

  • Le moteur de ton rôle est la volonté de puissance. Sans que tu en sois conscient, ton être veux être le plus puissant possible ; et il n'a pas tort. Ne frémis pas à cette pensée. Aime ta puissance.

  • Autrui est toujours inférieur à toi : le sujet est le maître dans son univers.

  • Sois un bon spectateur ; il n'y a pas de plaisir plus accessible et plus élevé que celui de regarder avec étonnement le produit de la nécessité.

  • Il y a toujours quelque chose de nouveau à regarder. Étonne-toi.

  • Tout est vain ; le spectacle n'a aucun sens – mais il est plaisant et terriblement drôle. Ris devant la farce de la causalité ! Il n'y a rien de plus drôle que l'absurde.

  • Ne cherche pas à comprendre le monde : tu t'enfoncerais dans des marécages dont tu ne sortiras qu'à grand peine, dégoûté de ton entreprise – voire du monde lui-même.

  • Cherche les aventures. Va vers les vastes paysages de la pensée, vers les bagatelles sentimentales humaines ou vers les profondeurs cachées de la nature – pourvu que tu aies une activité ! Contemplative ou pratique, l'activité est le seul remède à l'ennui, ce ver misérable qui te fait perdre le goût du jeu.

  • N'oublie pas les autres acteurs de ta comédie : nombreux et variés, ils peuvent être la source de maintes intrigues fascinantes auxquelles tu n'as jamais pensé. Regarde-les, joue avec eux ; ce sont les bouffons de ton royaume.

  • Regarde attentivement tout autour de toi : le monde et ses ornements ; la nature et ses lois ; les hommes et ses sentiments, œuvres et rêves – et toi-même, sujet pensant souffrant de ta propre conscience – n'y a t-il pas là de quoi rire à l'infini ?

  • Tu es séparé. Ta conscience est séparation. Ne t'en préoccupe pas ; il n'y aurait pas de jeu s'il n'y avait pas eu séparation. Tu seras réconcilié avec le Tout à la fin de la partie.

  • Que t'importe ton soi-disant libre-arbitre ? N'est-ce pas agréable d'être enchaîné par la nécessité ? Lorsque tu prends conscience de tes chaînes, l'apaisant souffle de la brise te submerge, la tiédeur de l'atmosphère te recouvre de ses effluves vivifiants, ton corps enchanté te pousse vers l'horizon lointain – n'est-ce pas cela, la liberté ?

  • Tu sauves la vie de quelqu'un ? C'est bien. Tu assassines l'un de tes proches ? C'est bien aussi ; – car c'est la causalité qui te guide et la causalité ne fait que du bien.

  • Fermes les yeux et regarde : ces maillons multiples, enchaînés les uns aux autres en une toile sans fin, – c'est le monde.

  • Laisse-toi emporter par la causalité ; quand tu auras appris à la connaître, tu vivras en dansant ; et ton existence sera semblable à l'écume des plus belles mers : pétillant dans la nécessité, tu pourras t'émouvoir de la magnificence de l'océan auquel tu appartiens.

  • Vertu, vice ; ces mots devraient n'avoir aucun sens pour toi – ce sont eux qui t'entravent. Ils limitent ton champ d'action en t'enfermant dans un espace clos aride et laid. Ouvre les barrières ; ton terrain de jeu est d'autant plus beau qu'il est vaste. Vois toutes ces fleurs multiples – et cueilles-les ! Et vénère la causalité pour t'avoir révélé cette vérité !

  • Comment qualifierait-on un jeu sans obstacles, épuisant de facilité et dont l'objectif est à portée de toutes les mains ? Mauvais ! Mauvais ! Fade et terne !... Ne désire jamais un jeu de la sorte ! À vaincre sans péril on triomphe sans gloire disait un poète...

  • La plupart des acteurs jouent sans en être conscient. Les malheureux ! Comme ils manquent la saveur de leur jeu en s'aveuglant de la sorte ! Oculos habent et non videbunt.

  • Aspire à être le meilleur. Le but de tout jeu n'est-il pas de surpasser tous les autres ? Imagine que ton existence est un combat, une course, une bataille – et sois le vainqueur. Obéis à ta volonté de puissance. Mais n'oublie pas que la plus grande des puissances consiste souvent à comprendre son rang au sein du monde et de le tenir, sans descendre, sans monter au dessus ; c'est la plus forte des puissances en ceci qu'elle est stable, imperturbable et insoumise face au hasard. Veille à ce que ta puissance ne s'écroule pas.

  • Au fond, l'harmonie est la plus belle des puissances.

  • L'ivresse révèle l'homme que tu es. Ivre, tu es toi-même ; la séparation s'éloigne ; tu te rapproches du Tout – hybride conscience si proche de la vérité ! Il n'y a pas de meilleur sentiment que l'ivresse, mais prends garde – sa puissance peut te donner le goût du néant. Maîtrise ton ivresse.

  • L'abondance des plaisirs est le plus sur moyen d'être dégoûté du désir. Sois modéré.

  • La vie est un drame mystérieux : l'imagination invente des scènes dont nous ne savons pas si nous les jouerons sur le théâtre du réel ou si elles sommeilleront à jamais dans le berceau de nos fantasmes.

  • On est joyeux dès lors qu'on éprouve de la ferveur pour la totalité des choses et des instants qui se présentent à nous. Cherche cette ferveur.

  • Une fois que tu as compris que ton existence n'a pas de sens – arrête de chercher ! Accepte le mutisme du monde et aime ton statut d'étranger ; si tu te révoltes contre le monde et que tu continues à désirer trouver un sens, tu ne trouveras que la frustration. Que cela soit clair : l'existence n'a pas de sens, ou du moins, tu ne pourras jamais le connaître. Arrête donc te t'interroger vainement et cesse de te faire abattre par le silence – et regarde le spectacle. Tu peux trouver des raisons de vivre mais non pas de sens à la vie.

  • L'histoire n'est qu'un condensé des jeux des hommes du passé.

  • Adam et Eve ont préféré le jeu dangereux de l'existence à la froide monotonie de la vie sans obstacles. Suivons leur exemple.

  • La philosophie elle-même, le plus souvent, n'est pas autre chose qu'un jeu inventé par des savants. La métaphysique notamment est l'un des plus anciens jeu des hommes.

  • Force de Dom Juan ; puissance de la séduction, de la conquête. Les grand séducteurs, comme les grands conquérants, sont de grands joueurs. Aspire à la conquête : tu dois sentir ta puissance croître en tes veines – c'est l'image la plus noble de la vie.

  • La vraie liberté, c'est pouvoir danser à l'intérieur de ses chaînes.

  • En vérité, tu recherches toujours plus le désir lui-même que la satisfaction de celui-ci. Il y a toujours de la frustration à constater qu'un jeu, ainsi qu'un désir poursuivi, est achevé ; on se sent comme appauvri et vidé : la vie est déjà moins amusante.

  • Philosophe en riant, crée des œuvres où la joie se voit à chaque page, où l'ironie remplit l'ouvrage tout entier : – élève-toi vers la sagesse avec un rire supérieur et spirituel ! Parodie l'existence elle-même et contamine-la à travers toutes ses veines de ton irrésistible manque de sérieux ; en un mot, rend la vie risible.

  • Le seul moyen d'aimer la médiocrité, c'est de la rendre risible à nos yeux.

  • Qui ne se moque pas de la vie devrait bien être moqué lui-même – par la vie elle-même ! Celui qui prend au sérieux la vie ne mérite t-il pas toutes ces souffrances qu'elle a délicatement préparé pour railler cet homme misérable ?

  • N'est-ce pas agréable d'échanger des rires philosophiques avec l'un de tes semblables ? Le rire est contagieux ; mais il faut le soigner avec tendresse afin que sa noble beauté ne se dissipe pas vulgairement avec le nombre de ses jouisseurs. N'expose donc pas sans pudeur toutes tes réflexions et pensées à tout le monde ; sélectionne tes interlocuteurs et dévoile ton aspiration à la sagesse qu'aux personnes qui te semblent capables de la comprendre – et priorité aux jeunes filles, ces perles poétiques que la vie t'a offert ! Les jeunes filles sages sont tellement belles ; – et tellement rares aussi !

  • L'eros est un grand amour malade ; dompte-le, guérit-le et il deviendra philia, l'amour pur de la joie, – plus modeste, il est vrai, mais aussi plus paisible, doux, stellaire : lui seul permet la construction des hauts châteaux de la beauté et de la sagesse. L'eros construit sans ordre, au hasard : ce sont des grains de sables assemblés autour d'un chaos qu'un seul souffle détruit à l'improviste. Le sable – l'eros – doit être la base de ton château de pierre – la philia. Tout sable qui n'est pas devenu pierre après un certain temps est nuisible et porteur de souffrance sans compensation de grandeur. Si tu souffres, ce doit être pour t'élever – pas pour te noyer dans ton marasme de douleur !

  • Construis peu à peu des yeux nouveaux ; vois avec un regard perçant de poésie. Tout est dans le regard.

  • Cherche toujours à n'être plus que pur adhésion au réel.

  • Pour t'amuser au mieux dans ton existence, agis avec une superficialité profonde, cette dense légèreté qui rend les instants semblables aux sourires subtils des femmes séduisantes et intelligentes.

  • Laissons couler la causalité, comme nous laissons couler l'aigreur de femmes. 

J'ai chanté les délires de la puissance ; je me suis élevé vers les plus belles cimes ; – et maintenant je dégringole allègre de mes hauteurs jusqu'au néant.

1 mai 2012

CCVIII

Périssent les faibles et les ratés ! Voilà notre philanthropie. Et on devrait même les y aider !

– Nietzsche

landru

J'affirme qu'Henri Désiré Landru, loin d'être un vulgaire criminel méritant notre mépris, comme on ne cesse de le croire quelque peu stupidement, est l'un de ces grands hommes qui font rayonner l'humanité par delà le bien et le mal et qui mérite toute notre estime et notre admiration. Que lui reproche t-on, au juste ? D'avoir séduit onze femmes afin de dérober leur argent, puis de s'en être débarrassé en les découpant soigneusement et en les brûlant allègrement dans un fourneau de cuisine. Bon ; ce n'est pas très banal ; et il est vrai que ce genre de moyen de gagner sa vie n'est guère apprécié par la majorité des êtres humains ; mais pour qui y regarde de plus près, ses actions peuvent apparaître dignes des plus beaux éloges. En vérité, Landru est une victime,une victime de plus, de l'aveuglement de la masse, de la foule, du médiocre troupeau humain incapable de regarder plus loin que les faits bruts en contradiction avec la morale niaise qui domine – hélas ! - le monde. Alors, osons, si vous le voulez, déchirer le voile qui assombrit injustement Landru ; et osons oublier nos préjugés pour apprécier cet homme puissant à sa juste valeur.

Je dis puissant – car il faut admirer l'exploit qu'il fit. Imaginez le, ce brave Landru, presque quinquagénaire, sans le sou et laid comme un pou : qui pourrait alors deviner que cet homme, banal et raté en apparence, eût la force physique et psychologique de séduire en quatre ans et sans se faire remarquer, plus d'une dizaine de femme, de prendre délicatement leur argent et de les brûler discrètement ? En vérité, Landru est le symbole par excellence de la puissance de la parole et du pouvoir de la rhétorique : il nous apprend à tous que l'éloquence est la plus forte des armes. Landru, ce Don Juan du crime, ce Cupidon du fourneau, parvint, en effet, par la seule habileté de son éloquence, à mettre dans son lit et dans son porte-feuille des femmes qui étaient pourtant sans doute bien vertueuses. Landru est donc le héros de la parole en même temps que le messie des moches : il montre aux plus laids d'entre-nous que la séduction repose bien plus sur la maîtrise du langage que sur la beauté éphémère de l'individu – de quoi redonner de l'espoir à de nombreux d'entre-nous.

On le méprise parce qu'il brûla des femmes dans un fourneau. Or, les femmes – ô vérité éternelle – sont comme les grenouilles : il n'y a que leurs cuisses qui sont bonnes. Par conséquent, Landru est l'homme qui sut le mieux savourer les femmes comme elles devraient l'être : mortes et bien cuites.

Rajoutons à cela que cette vie, dans laquelle nous n'avons nullement choisi d'atterrir, est bien ennuyeuse ; nous cherchons perpétuellement de nouveaux divertissements pour masquer le néant qui caractérise notre humaine condition. Vanitas vanitatum ! Vanité des vanité, tout est vanité et poursuite du vent ! Suggère l'inssipit de l'Ecclésiaste. Mais bien heureusement il existe des hommes tel Landru qui nous divertissent de notre condition et qui redonnent du goût à notre existence, la plupart du temps si insipide. Les hommes se font la guerre uniquement pour éviter de sombrer dans l'abime de l'ennui ; il est donc bien niais de refuser la guerre et l'affrontement dans la vie. Acceptons Landru et ses actes qui sont, avec le recul, si amusant et enrichissant : il est l'un de ces rayons ultimes qui illuminent, par la splendeur nacrée de leur lumière torride, ainsi que le font les papillons éternels dansants joyeusement dans les airs et les crépuscules merveilleux des soirs mystérieux où les hommes solitaires, exaltés devant le contraste poétique du sublime lyrisme de la nature envoutante et de la tiède morosité du quotidien exsangue, pensent avec délicatesse aux froides détresses d'autrefois et aux joies illuminés et parfumées de l'avenir où se maintiennent, roides et trompeuses, les mièvres mélodies de nos illusions perfides, – ah ! - l'un des ces rayons ultimes, dis-je, qui illuminent suavement et tendrement le fardeau implacable de notre humaine, trop humaine, bien trop humaine, beaucoup trop humaine, condition.

Bref, nous avons vu que Landru égayait notre vie ; mais pourquoi la masse pense t-elle avec tant d'obstination qu'il est un être indigne ? Parce qu'il est un criminel, clament-ils. Mais il est aisé de montrer que Landru n'est nullement responsable de ses actes. Ah oui. En effet, selon la loi de la causalité, tout est nécessaire ; chaque cause à son effet – et nulle exception ne saurait être toléré. Il n'y a pas de causes libres, de chaînes causales qui pourraient se créer par elles-mêmes... En somme il faudrait donc bien plutôt s'en prendre à la causalité, et non pas à cet homme innocent, comme chacun de nous, d'ailleurs.

La plupart des hommes jugent Landru immoral ; mais la morale n'est pas autre chose qu'une fable humaine inventée par les faibles pour se protéger des forts. Landru est un fort, injustement méprisé par les faibles, des tchandalas dont il faut ignorer les opinions erronées – pour ne pas dire débiles. « Périssent les faibles et les ratés ! Voilà notre philanthropie. Et on devrait même les y aider ! » clamait déjà le faible et raté Friderich Nietzsche.

Ceux qui ne sont pas satisfaits de cet argument peut-être un peu brutal, le seront peut-être par celui-ci, plus métaphysique : nous savons depuis Dostoïevski que si Dieu n'existe pas tout est permis ; or Dieu n'existe pas (nous passerons les démonstrations fastidieuses de l'inexistence de Dieu) ; donc tout est permis, y compris de faire cramer ses maîtresses pour gagner sa vie.

Enfin, les sages, les plus sages d'entre les sages, ont toujours conseillé de mettre en pratique cette maxime : amor fati. Si le destin voulut que Landru brûlât ses amantes, il faut, afin d'atteindre l'ataraxie et la sagesse, y consentir. On ne saurait déprécier un événement passé sans commettre une grave erreur éthique. Amor fati : aimons le fruit de la nécessité et aimons Landru, qui n' était qu'une accumulation de faits digne d'éloges, comme tous les faits de ce monde.


30 avril 2012

CCVII

Telle que tu naquis dans la lumière hellène

Tu soulèves la mer, tu rougis l'églantier,

L'univers tournoyant s'enivre à ton haleine

Et le sein d'une enfant te recueille en entier.

– Pierre Louÿs

William_Adolphe_Bouguereau__1825_1905____The_Birth_of_Venus__1879_

Le Mortel me nomme Aphrodite

Et plus rarement Astarté ;

Sensuel esprit cosmopolite,

Quintessence de la Beauté,

Figure de la Volupté,

Je suis la divine Vénus

Et je jouis d'un don sacré :

Je suis charmeuse de phallus !

 

J'ai une origine insolite

Cause de ma lubricité ;

Fruit d'une union composite

— De l'houleux océan mêlé

À la blanche écume damnée

Du dieu castré Uranus —

D'où vient mon art tant vénéré :

Je suis charmeuse de phallus !

 

De ma fusion interdite

Avec Mercure, messager,

Est né le tendre Hermaphrodite.

De doux baisers, j'ai embaumé

Adonis et j'ai engendré

Priape avec le dieu Bacchus,

Gage de virtuosité :

Je suis charmeuse de phallus !

 

Homme brûlant de volupté

Je peux, in naturalibus,

Très bien te faire éjaculer :

Je suis charmeuse de phallus !

 

29 avril 2012

CCVI

La faculté de rire aux éclats est preuve d'une âme excellente. Je me méfie de ceux qui évitent le rire et refusent son ouverture. Ils craignent de secouer l'arbre, avares qu'ils sont de fruits et d'oiseaux, craintifs qu'on s'aperçoive qu'il ne s'en détache pas de leurs branches.

– Jean Cocteau

thierryroland

Le rire est révélateur de l'homme. Le rire relève du moi intime. Personne ne rit de la même manière. Cette étonnante diversité du rire gagne à être remarquée, et l'obsrevation attentive du rire d'autrui apporte des suggestion sur la nature d'un individu aussi instructives que plaisantes. Le rire est une ouverture ; il libère énergiquement des sons et des mouvements de corps qui sont le propre d'un seul homme : il n'y a, par exemple, que Philippe Bouvard pour faire aussi violemment gesticuler ses épaules lorsqu'il rit. Fort, perturbant, incontestable, l'éclat de rire d'un homme est une soudaine ouverture du corps qui se relâche, qui se secoue, et qui invite les autres corps à s'ouvrir à leur tour.

Le rire est révélateur, le rire a une signification claire, alors que le sourire, au contraire, est plutôt ambiguë, équivoque ; le premier ne se maîtrise point comme le second qui s'inscrit sans peine sur le visage de l'hyprocrite et du manipulateur. Le diable sourit, mais ne rit point ; c'est que le diable doit faire attention au moindre de ses gestes, et qu'il sait pertinemment qu'un mouvement inattendu peut le trahir. Il ne faut point être tendu pour se laisser aller à l'éclat de rire : le timide, faisant toujours attention à lui-même, ne peut rire librement, car le regard des autres le retient et l'inhibe. L'alcool a cette divine vertu de lever temporairement cette triste inhibition et de permettre aux timides de rire en société. Il y en a qui, même après avoir bu, refusent de tout leur être de révéler leur rire, ou d'autres qui craignent même d'absorber la moindre dose d'alcool qui pourrait altérer le cours normal, c'est-à-dire ennuyeux, de leur comportement ; ces hommes là, nous devons sans doute nous en méfier. Oh ! Gentillement bien sûr, rien de bien grave ! Nous n'allons point les accuser d'être le diable. Mais nous allons peut-être les soupçonner d'être de tristes compères, ayant des amertumes à cacher, des rabats-joies exaspérants qui plombent l'ambiance par leur indifférence affectée. 

Il y a un côté monstrueux dans le rire, cela est très visible ; mais pourquoi vouloir absolument cacher la part monstrueuse de son être ? Les monstres sont plus grotesques qu'épouvantables, et plus ridicules qu'effroyables, après tout. L'homme qui rit fort, sans honte, exhibant la part la plus ridicule de lui-même en se laissant joyeusement aller à ses sauvages convulsions, m'inspire confiance : il peut être grossier, il peut être bête, il peut être sadique, mais je doute qu'il puisse être un subtil méchant homme, conscient de ses vices, d'une finesse redoutable, prêtant trop attention aux signes qu'il renvoie – ces êtres là sont les plus capables de faire le mal. 

Les rires féminins sont un prodige de la nature, un don de Dieu ! Je ne connais rien de plus merveilleux qu'une jeune fille séduisante qui doucement sourit, qui progressivement pétille des yeux, et qui soudain éclate d'un rire unique, attachant et charmant. Les rires de femme sont rarement répulsifs ; et même les rires de sorcières, qui ne charment peut-être pas, mais qui étonnent davantage, sont aimables à leur façon. Cependant, le plus enchantant des rires, fût-ce celui d'une envoûtante sirène, aura toujours moins de valeur que le plus inoubliable rire de l'humanité, celui, évidemment, de Thierry Roland. Merci Thierry d'avoir livré ton rire à l'humanité, ce sera ton plus grand titre de gloire.

28 avril 2012

CCV

Degas avait un grand faible pour Forain. Forain disait : Mossieu D'gâs, comme Degas disait : Monsieur Ingres. Ils échangeaient leurs mots terribles. Quand Forain se construisit un hôtel, il fit poser le téléphone, alors encore assez peu répandu. Il voulut l'utiliser tout d'abord à étonner Degas. Il l'invite à dîner, prévient un compère qui, pendant le repas, appelle Forain à l'appareil. Quelques mots échangés, Forain revient... Degas lui dit : "C'est ça, le téléphone ?... On vous sonne, et vous y allez."

– Paul Valéry

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La technique est équivoque. Ceux qui s'efforcent, par tous les moyens de la rhétorique, de lui donner un sens ou une valeur univoque sont forcément de parti pris ; c'est l'idéologie qui parle en eux, par haine viscérale ou par croyance fanatique de la technique. Ces deux adversaires sont plus proches qu'ils ne le croient ; ils sont liés par le même vice de raisonnement, à savoir l'évacuation de l'homme et des circonstances dans leur jugement sur la technique. Ils isolent la technique, en font une abstraction creuse, une valeur en soi, fabriquent des boucs-émissaires en carton qui servent leur idéologie, et se condamnent à persuader tout le monde et à ne convaincre personne. Ils savent chauffer le fer, mais ne savent point forger l'arme ; ils ont l'énergie, mais non la volonté de construire.

Ils sont nombreux, les apologistes aveugles de la technique en soi. Dans les facultés, lieu de croyance, il est difficile d'échapper à la propagande de la révolution numérique. J'ai le souvenir d'une affiche prétentieuse, d'un vert de mauvais goût, où l'on voyait le mot numérique côtoyer joyeusement des mots tels que progrès, solidarité, échange, tolérance, innovation, démocratie et bien d'autres encore : je crois que je suis largement au-dessous de la réalité. Ces exemples de prophéties vides ne sont pas rares et suscitent à juste titre les critiques sévères des sceptiques qui ne peuvent imaginer que des progrès technologiques, tout aussi révolutionnaires soient-ils, puissent un jour résoudre d'un coup tous les problèmes de l'homme, en faire un être parfait, sans vice, sans défaut, sans négativité ; et en vérité, on s'aperçoit rapidement que ces fanatiques de la technique sont les amis de l'empire du Bien, lesquels ne veulent pas autre chose que de transformer l'homme vivant et imprévisible en béat citoyen festif. 

Heureusement, tout le monde n'est pas progressiste, tout le monde n'est pas festivocrate, tout le monde n'est pas adorateur de la technique en soi. Il y a également une poignée de réactionnaires, de féroces vieux cons, comme ils s'aiment à se qualifier eux-mêmes, qui ne se laissent point abuser par les pieux discours de la horde progressiste. Mais ennivrés par la joie, très intense, de la réaction contre le mouvement et de la démolition des idoles modernes, ils en viennent imperceptiblement à aimer la réaction pour la réaction, et jouir de la démolition pour la démolition ; leur ferveur anti-moderne leur font perdre la subtilité de leur jugement. Avec eux, la technique devient l'ennemi. Les ordinateurs sont la cause des échecs scolaires, les téléphones portables expliquent la désocialisation des citoyens, Internet est une grossière poubelle, le livre numérique tue le divin livre en papier, les robots nous feront perdre le sentiment de l'effort, la manipulation génétique nous menace ; la fin de l'homme est proche ; la technique tuera la vie. Alain Finkielkraut, que l'on ne remerciera jamais assez pour la qualité rare de ses émissions et l'éloquence dont il fait preuve pour liquider les dogmes des modernes fanatiques, n'échappe malheureusement à cette peur pathologie de la technique. Les philosophes ont rarement une grande sympathie pour la technique, et manquent terriblement de bon sens lorsqu'ils abordent la question. Heidegger, le philosophailleur de l'angoisse, commença par être angoissé par la radio, puis par la télévision, et enfin par les autoroutes ; toute la modernité est un prétexte pour alimenter l'anxiété de l'abstrait être-pour-la-mort.

Nous devons procéder avec la technique comme avec les passions, qu'il nous faut essayer de diriger, et non de supprimer. La technique est là, elle ne disparaîtra pas, elle continuera à s'épanouir ; prenons-là, et faisons-en ce que nous pouvons. La technique n'a absolument rien de bon ou de mauvais en soi ; le jugement s'établit en fonction des circonstances, et, surtout, de l'homme. Car  la technique est souvent l'utile cache-sexe de la bêtise, de la fainéantise, du vice, de la faiblesse, ou de la nature de l'être humain.

27 avril 2012

CCIV

Sous cette expression de sensus communis on doit comprendre l’Idée d’un sens commun à tous, c’est-à-dire d’une faculté de juger, qui dans sa réflexion tient compte en pensant (a priori) du mode de représentation de tout autre homme, afin de rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison humaine tout entière et échapper, ce faisant, à l’illusion, résultant de conditions subjectives et particulières pouvant aisément être tenues pour objectives, qui exercerait une influence néfaste sur le jugement.

– Kant

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Pour ne pas faire du jugement de goût un jugement de l'entendement objectif, nécessaire, a priori, à valeur universelle, fondée sur une connaissance démontrable par des concepts de perfection, selon la thèse rationaliste et dogmatique, ni un jugement tiré de la seule imagination, jugement subjectif, relatif, a posteriori, n'ayant aucune prétention à l'universel, selon la thèse empiriste et sceptique, Kant déploie pour son compte le concept de sens commun (sensus communis). De fait, l'originalité de Kant et son apport majeur dans la philosophie esthétique vient de ce qu'il sut résoudre l'opposition traditionnelle entre la thèse qui affirme que tous les goûts sont dans la nature et que nous ne devons pas en discuter, et la thèse selon laquelle il y a une vérité nécessaire et objective du jugement de goût que l'on pourrait démontrer par l'entendement : en liant le sens commun au goût, Kant peut définir ce dernier comme la faculté de juger, sans médiation d'un concept, de ce qui est beau, c'est-à-dire de ce qui procure un plaisir universellement communicable. L'usage par Kant d'un tel concept de sens commun, en l'appliquant uniquement au jugement esthétique et en le débarrassant de son sens moral ou logique, n'est pas sans poser problème et sans avoir de conséquences pour la manière de concevoir le jugement de goût, et c'est ce qui va nous intéresser ici.  

Le sens commun, appliqué au goût, est, pour Kant, un principe subjectif : le jugement de goût n'est jamais un jugement de connaissance, bien que l'entendement joue un rôle dans ce jugement et que ce jugement a une prétention à l'universel. Pourquoi séparer le jugement de goût du jugement de connaissance ? Qu'est-ce qui sépare ces deux sortes de jugement ? Le jugement de connaissance est fondé sur l'entendement (Verstand), entendement discursif qui est une faculté des concepts. Or, le jugement de goût ne saurait reposer sur les concepts. De fait, l'expérience montre que lors de la contemplation esthétique, ce n'est pas par des concepts que nous trouvons une satisfaction, un plaisir ; ce serait dénaturer, altérer le jugement esthétique, qui ne peut qu'être pur ; au contraire, lorsque nous éprouvons un sentiment de plaisir en contemplant un objet, non seulement il nous est impossible de trouver des concepts pour légitimer ou justifier notre plaisir, mais, spontanément, nous ne cherchons même pas ces concepts. C'est que nous rapportons la représentation de l'objet par l'imagination (qui est liée malgré tout, comme nous le verrons, à l'entendement), et c'est l'imagination, en tant qu'elle est une faculté de présentation, qui nous procure le sentiment de plaisir ou de déplaisir ; le jugement de goût n'est jamais un jugement de connaissance, un jugement logique, car le sentiment de plaisir ne se rapporte pas à l'objet, mais au sujet en tant qu'il est affecté par l'objet en question. D'après Kant, c'est faire une véritable confusion que d'assimiler les jugements de goût à des jugements de connaissance fondés sur des concepts : « Si l'on juge et apprécie les objets uniquement par concepts, on perd toute représentation de la beauté. » Penser ainsi, c'est oublier que le sentiment de plaisir, qui caractérise la faculté de juger esthétique, est fondé sur le sujet, et que cette faculté ne saurait donc qu'être subjective, alors que l'entendement est une faculté fondée sur l'objectivité, de sorte que si, pour essayer de savoir si un objet est beau, nous nous fondons sur des raisonnements ou des principes, donc sur l'entendement et sur des concepts, nous sautons précisément à côté de ce que nous cherchions.

Néanmoins, pour que le goût ne se résume pas à un sentiment strictement personnel, valable pour un seul individu, Kant fait intervenir le concept de sens commun, concept qu'il élabore en précisant que le jugement de goût se fonde sur la correspondance a priori entre le sujet et une représentation, c'est-à-dire que que l'imagination du sujet réfléchit un objet, et c'est cette représentation réfléchie de la forme qui, dans le jugement esthétique, cause le sentiment de plaisir ; mais cette correspondance a priori entre le sujet et la représentation ne serait pas possible s'il n'y avait que l'imagination qui jouait un rôle, si l'entendement ne participait pas au jugement de goût. Or, c'est précisément de cet accord entre les facultés que vient un sens commun esthétique. Si l'imagination, en réfléchissant un objet, ne se rapporte pas à un concept déterminé de l'entendement, si elle ne subsume aucune représentation sous des concepts de l'objet, elle se rapporte en revanche à un concept indéterminé de l'entendement ; et c'est dans l'indétermination de ce concept de l'entendement que réside l'accord entre les deux facultés, accord sans lequel on ne pourrait parler de libre jeu entre l'imagination et l'entendement : si l'imagination devait se rapporter à un concept déterminé de l'entendement, il n'y aurait pas de libre jeu possible. Le libre jeu entre l'entendement et l'imagination rend possible la prétention du jugement de goût à l'universalité et à la nécessité : en effet, l'imagination, libre en tant qu'elle schématise sans concepts, en s'accordant avec l'entendement, qui permet la conformité à une loi, permet de juger un objet d'après la finalité de la représentation. En effet, ce n'est certainement pas les agréments des sens ni le concept perfection ou de bien qui peuvent fonder le jugement de goût, mais la finalité subjective dans la représentation, finalité sans fin ni objective ni subjective ; autrement dit, il s'agit d'une finalité sans fin, une finalité formelle. Or, comme cet accord entre les facultés qui permet le jugement de goût par la finalité sans fin de la représentation est un principe a priori, il s'applique à tous les êtres humains, et tous leurs jugement de goût prétendent ainsi à la validité universelle. 

Le jugement de goût se fonde sur un principe a priori, mais également sur un principe subjectif, ce qui l'amène à se différencier et de la thèse relativiste et de la thèse rationaliste : le jugement de goût est un jugement désintéressé et réfléchissant, ne donnant pas de connaissance sur l'objet mais ne donnant pas non plus une simple sensation purement subjective. L'originalité de la théorie kantienne du jugement de goût est qu'elle se situe entre un accord emprique et sensible, et une universalité provenant de règles rationnelles. Comment cela est-il possible ? Cela est possible, d'une part, parce que Kant refuse la thèse rationaliste selon laquelle le jugement de goût se fonderait sur un ensemble de bonnes règles que l'entendement aurait à appliquer ; en effet, cela reviendrait à dire que le goût peut s'apprendre, idée que refuse Kant et dont l'expérience montre la fausseté clairement : ce n'est pas parce que quelqu'un connaît les règles du bon goût qu'il aura nécessairement un bon goût, et un théoricien de l'art peut tout à fait révéler avoir moins de goût qu'un homme n'ayant jamais entendu parler des règles classiques du goût. Si l'on suit cette thèse jusqu'au bout, elle révèle que nous pourrions rendre compte rationnellement et légitimer nos jugement de goût, et ainsi démontrer leur vérité grâce à notre entendement : c'est croire naïvement que le beau peut être compris à partir de concepts déterminés, alors qu'il ne peut qu'être senti ; c'est confondre jugement de goût et jugement de connaissance, car seul ce dernier type de jugement peut être démontré par l'entendement à partir de principes, de règles, de concepts déterminés et objectifs. Ainsi, cette thèse apparaît insoutenable, ne serait-ce que lorsqu'on cherche à la vérifier dans l'expérience : il est par trop évident que si les hommes se disputent sur le beau, ce n'est pas parce que quelques uns d'entre eux n'ont pas su assimiler et appliquer des règles objectives – ce serait éluder le problème du jugement de goût, confondre art et science, comme si l'on pouvait réfuter le jugement de goût de quelqu'un comme l'on réfute une théorie scientifique erronée, et tomber ainsi sous la critique pertinente des sceptiques, des relativistes et des empiristes. Mais, d'autre part, si les critiques des sceptiques sont pertinentes, dans la mesure où ils rappellent que le jugement de goût est fondamentalement subjectif et qu'on ne saurait parvenir à un consensus universel en tentant de démontrer le bien-fondé de son jugement de goût, il est également insoutenable de soutenir sérieusement que chacun peut avoir son propre goût (« À chacun son goût » dit le proverbe), car cela reviendrait précisément à nier l'existence du goût, qui ne peut exister que si une diversité de jugement esthétique peuvent coïncider pour former un consensus minimum. D'ailleurs, là aussi, l'expérience montre que si les hommes peuvent souvent se disputer à propos de goût, ils peuvent tout aussi souvent avoir les mêmes sentiment de plaisirs devant la même œuvre d'art ; il paraît, en effet, bien difficile de prétendre, par exemple, que la Joconde est laide ou que la Toccata et fugue en ré mineur de Bach est une mauvaise musique... Le beau ne saurait donc être une affaire strictement personnel, dont on ne pourrait pas partager l'expérience avec les autres hommes ; d'ailleurs, si les hommes se disputent à propos du beau, c'est bien qu'ils ne peuvent accepter qu'un objet puisse être dit beau uniquement pour eux seuls, mais qu'ils pensent que chacun devrait considérer l'objet en question comme étant beau. Comment donc Kant fit-il pour trouver un « mi-chemin » entre ces deux thèses extrêmes ?

De fait, Kant ne tombe ni dans le premier excès rationaliste, puisqu'il ne cesse d'affirmer, comme nous l'avons vu, que le jugement de goût n'est pas fondé uniquement sur l'entendement, mais qu'il s'appuie d'abord sur l'imagination, ce qui inscrit le jugement de goût dans la subjectivité ; il ne tombe pas non plus dans le second excès sceptique, puisque le goût réside sur le sens commun, fondé sur le libre jeu entre l'entendement et l'imagination, d'où découle un sentiment de plaisir ayant une prétention à la validité universelle. Il en résulte que le goût, pour Kant, échappe aux deux thèses réductrices énoncées plus haut qui constituent l'antinomie du goût exposée par Kant dans la Dialectique du jugement esthétique, puisque le goût apparaît comme la faculté de juger esthétique réfléchissante, idée qui réunit une partie des deux thèses, lesquelles ne sont contradictoires qu'en apparence. Le concept de goût ne signifie plus un mode de connaissance, puisqu'il se fonde sur le jugement réfléchissant et la finalité formelle, qui, s'ils se rapportent forcément à la représentation d'un objet singulier, n'apportent pas de connaissance à proprement parler sur l'objet en question. Par suite, le goût n'est pas non plus purement subjectif, ce qui serait retourner à la thèse empiriste : il serait tout à fait faux de réduire le jugement de goût à une « pure réaction subjective, comme celle que déclenche l'excitation de l'agréable sensible ». Le jugement de goût, pour Kant, est nécessairement désintéressé, sans quoi il ne saurait être pur puisqu'il inclurait des éléments qui fausseraient le jugement de goût ; il convient donc de différencier l'agréable du beau ; en effet, si je peux dire qu'un morceau de chocolat est agréable, en tant qu'il me procure une sensation de plaisir, il serait absurde d'en conclure que le morceau de chocolat est beau. Ainsi, lorsque nous contemplons une brioche peinte par Chardin ou la Vénus de Milo, alors que ces deux œuvres représentent des objets pouvant susciter notre agrément, notre faim, pas plus que notre désir sexuel, n'est excité. Si l'on peut parler de « goût réfléchi », ce n'est pas parce que le goût est purement subjectif et que la contemplation suscite des impressions agréables pour nous, mais parce que le goût est fondé sur le jugement subjectif et sur l'harmonie libre entre la faculté de l'imagination, faculté qui rend possible les jugements réfléchissants, et la faculté de l'entendement.

Le sens commun chez Kant prend une signification très différente de la signification morale et politique de ce concept, ce qui influe sur la conception du jugement de goût, sans pour autant que le goût soit entièrement détaché de toute forme de socialité. Gadamer, dans Vérité et Méthode, indique que Kant sépare le concept de sens commun de son sens habituel tiré de la tradition politique et morale. Gadamer rappelle que le concept de sens commun trouve son origine dans l'idéal humaniste de l'éloquentia, dont on peut trouver les germes dans la conception antique du sage ; c'est un concept qui se rapproche de la prudence (φρόνησις) aristotélicienne et qui se fonde moins sur la vérité que sur la vraisemblance, permettant à chacun de s'orienter dans la communauté politique et dans la vie. Ainsi, le concept de sensus communis est fondamentalement pratique, utile pour la vie quotidienne, qui s'oppose avec la spéculation abstraite des théoriciens. Or, comme nous l'avons vu, le sensus communis, en se rapportant au goût, finit par avoir chez Kant un sens précis qui diffère de la signification traditionnelle de ce concept, puisque, comme le rappelle Gadamer, Kant invoque le sens commun pour exprimer l'universalité qui est à l’œuvre dans les jugements de goût venant du libre jeu des facultés. Le jugement de goût, fondé sur le sensus communis, bien qu'il soit subjectif, inclut néanmoins la sphère de la socialité, c'est-à-dire que l'expérience du beau n'est pas un phénomène strictement personnel, n'ayant aucune influence sur la communauté, ou ne pouvant être apprécié en groupe, bien au contraire. Il faut être attentif à cette nuance, faisant que le jugement de goût chez Kant est une expérience irréductiblement inscrite dans le sujet éprouvant du plaisir ou du déplaisir, mais qui est une expérience qui veut être partagé avec les autres êtres humains. Par ailleurs, le goût esthétique se définit moins positivement que négativement : avoir du goût consiste avant tout à ne pas prendre du plaisir à la contemplation de représentations jugées grossières, laides par le sens commun :  le goût est fait de mille dégoûts  dira Paul Valéry ; avoir du goût, c'est essentiellement éliminer et discriminer, et non pas faire preuve d'un goût supérieur qui pourrait fonder une communauté – Kant se refuse à aller jusque là.

En quoi alors le sens commun esthétique se rapporte t-il encore chez Kant à la socialité ? Le paragraphe 60 de la Critique de la faculté de juger, concernant la méthodologie du goût, est à ce titre éclairant. En effet, Kant y indique ce que pourrait être une propédeutique du goût, laquelle ne saurait évidemment pas, pour des raisons qui sont maintenant évidentes, consister en l'apprentissage d'une méthode avec prescription de règles et principes rationnels ; en revanche, il peut y avoir une manière (modus) pour les beaux-arts, et, par suite, une propédeutique efficace consisterait plutôt à exalter l'imagination, à lui mettre devant les yeux les exemples de la beauté ; c'est en cela que consiste les humanoria. De là peut découler le concept de culture, dans lequel les beaux-arts occupent une place privilégiée : en effet, c'est en contemplant les œuvres des génies du passé, ces génies qui singularisent les peuples et qui permettent l'unification de ceux-ci (qu'on pense au rôle unificateur de l'Iliade et de l'Odyssée dans la Grèce antique), que l'on constitue un véritable fil entre son jugement de goût subjectif et la communauté à laquelle on appartient, voire à l'humanité toute entière : en tant que le sens commun permet la constitution de modèles communs de beauté, on peut dire que le goût chez Kant continue à être rapporté à la socialité. Par suite, Kant finit par lier le goût et son apprentissage avec l'apprentissage des Idées morales, ce qu'il peut justifier en rappelant qu'il existe, non pas certes une correspondance, mais au moins une analogie, entre le goût et les Idées morales ; c'est par ce rapprochement du goût avec la morale que les êtres humains peuvent fixer des modèles immuables et déterminés. Par là, et c'est pourquoi cette méthodologie du goût est dans la Critique de la faculté de juger un appendice, Kant sort du jugement pur du goût et de sa détermination transcendantale, c'est-à-dire non déterminé par quelque chose d'empirique : la socialité n'est donc pas contenue dans le cœur de la théorie esthétique de Kant, puisqu'elle ne dérive pas d'un principe a priori, mais constitue un prolongement de sa théorie.

Kant apporte, dans la Critique de la faculté de juger, un nombre considérable d'innovations dans la manière de concevoir le jugement de goût, mais également dans son élaboration du sens commun qui devient, avec Kant, proprement esthétique, acquérant ainsi un sens précis différent de sa signification politique et morale traditionnelle. Il semble que le concept de sensus communis du goût, tel qu'il est développé par Kant, permet d'échapper aux excès des thèses sceptiques et des thèses rationalistes sur le goût : fondé sur le jugement réfléchissant et sur le libre jeu de la faculté de l'imagination et la faculté de l'entendement, étant ainsi subjectif tout en ayant une prétention à la validité universelle, le jugement de goût, chez Kant, est admirablement souple et féconde et permet de penser d'une manière nouvelle le problème du jugement esthétique. On voit qu'il y a des problèmes propres à l'élaboration de cette théorie du jugement de goût, ainsi que les changements, les remodelages apportés par Kant à certains concepts ; par là, nous voyons que la théorie kantienne du goût n'a rien d'évident en soi, et qu'elle est le fruit d'un travail d'élaboration philosophique remarquable ; les concepts philosophiques, pour être déployés au service d'une théorie, se doivent d'être finement et longuement taillés comme le forgeron qui aiguise une épée pour en faire une arme efficace.

 

26 avril 2012

CCIII

Nos Belinsky et nos Granovsky ne croiraient pas, si on leur disait, qu'ils sont les pères directs de Netchaïev et de ses disciples. C'est cette parenté, cette permanence de l'idée qui se développe en passant des pères aux fils que j'ai voulu exprimer dans mon oeuvre. Je n'ai pas, et de loin, réussi, mais j'ai travaillé avec soin.

– Dostoïevski

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Les premiers libéraux, ces pacifistes un peu rêveurs, ces idéalistes se voulant réalistes qui ont échangé leur confiance en l'âme humaine par la croyance en l'efficacité de la divine main invisible tant sur le point de l'économie que sur celui des moeurs, ne soupçonnaient pas qu'ils théorisaient les fondements d'une doctrine qui allaient mener à la société du spectacle perpétuel, où aucun évènement réel ne peut avoir lieu ; où le règne du droit, transformé en envie morbide du pénal, entrave la liberté individuelle au lieu de la favoriser ; où le marché déterritorialisant et séduisant, plus ou moins auto-régulé, à travers son expansion sans limites, détruit la singularité et la diversité des civilisations ; où le citoyen, immortel enfant et rebelle incessant, célébré partout et tout le temps, est invité à consommer tout ce qui est nouveau en fêtant les avancées de l'inéluctable progrès, qu'il soit technologique où sociétal ; où, sous les drapeaux prétentieux des bien-pensants en tout genre, nous faisons entrer des millions d'individus analphabètes condamnés à n'être jamais assimilés, mais atomisés, monadisés, sans portes, ni fenêtres, ni valeurs communes ; où, en somme, le dernier homme de Nietzsche, celui dont la corde de son arc à désappris à vibrer, celui qui a fièrement inventé le bonheur en clignant de l'oeil, est devenu une réalité effective, trop effective, observable au quotidien. Et pourtant, la logique du libéralisme, poussée jusqu'au bout, ne peut que mener à cette situation détestable.

25 avril 2012

CCII

La femme n'est pas vieille tant qu'elle inspire de l'amour.

– Alphonse Karr

 

Bonne définition de la vieillesse des femmes, à partir de laquelle nous pouvons nous livrer à quelques observations amusantes et qui ne sont désagréables qu'aux belles âmes. L'enfer des femmes, c'est la vieillesse, écrivait La Rochefoucauld. À la lumière de ces deux propositions sur les femmes, nous sommes obligés, même si nous mettons un peu de cruel plaisir dans cet acte de pensée, de conclure qu'un petit nombre de femmes sont déjà en enfer à quinze, vingt, ou vingt-cinq ans, et qu'elles n'en sortiront peut-être jamais. En effet, certaines femmes semblent n'être point faites pour inspirer de l'amour ; à les observer, on dirait des accidents de la nature, des fruits ratés du hasard. Point d'amour à leur égard, et même rarement de l'amitié, tant la laideur chez la femme, qui se doit d'être le plus bel objet de l'univers, instinctivement répugne ; ces femmes vieilles prématurément, ne le cachons point, dégoûtent et inspirent un mépris qui semble viscéral. Cela n'est point aussi injuste qu'on le dit. C'est que leur enfer trouve moins sa source dans leur laideur physique que dans leur obstination, par tous les moyens, à exhiber leur laideur ; et c'est une grande impolitesse que de persister ainsi dans l'inélégance, que de ne point chercher à mettre en valeur ses attraits féminins, fussent-ils rares. Non point pudeur, beau mot réservée aux femmes belles, mais impolitesse. 

Ce type de femmes, on le trouve beaucoup parmi les universitaires, tout se passant comme si ces chouettes sans sagesse voulaient ressembler à leur caricature : la rapide contemplation des étudiantes en lettres classiques est à ce titre une expérience parlante. Ces êtres qu'on a de la peine à appeler femmes semblent s'être décidées à tout faire pour ne pas attirer ces regards de convoitise qui font la vanité, c'est-à-dire le bonheur, des belles femmes. Elles mettent des lunettes grotesques cachant leurs yeux, rarement sans charmes ; elles attachent sans soin leurs cheveux ; elles ne songent point à se servir du maquillage, arme naturel des femmes, pour cacher un tant soi peu leurs défauts et pour mettre en valeur leurs rares attraits véritables. Comme dans beaucoup d'autres domaines, la négligence du détail fait trop voir la laideur de la totalité. Les vêtements qu'elles portent ne sont point féminins, ou alors ce sont de ridicules vêtements de vieilles filles. Tout est révélé, sauf les attraits ; tout est caché, sauf les défauts. On ne pense même pas que ces femelles ont un cul et des nibards ; et lorsqu'on y pense, on se dit que tout l'intérêt de la levrette est de pouvoir baiser une gonzesse ayant un derrière satisfaisant sans souffrir le spectacle d'une sale gueule. Ces épouvantails ambulants, exercant, de surcroît, la plupart du temps, une activité peu utile à la société, inspirent le dégoût aussi bien aux hommes qu'aux femmes, qui doivent avoir honte de leur sexe en considérant de telles créatures. 

L'expression de dégoût que nous inspire ces choses là est parfois suivi d'un vague sentiment de pitié et de regret ; nous remarquons que presque aucun être n'est entièrement dénué de beauté, et qu'une volonté jointe à un peu d'habileté, laquelle peut s'acquérir avec le concours d'autres personnes, suffirait pour rendre acceptable, pour ne pas dire baisable, bien des femmes que la nature n'a pas favorisé. Une jeune fille peut être moche, mais elle n'en demeure pas moins jeune, et tant que la chair est fraîche, tout est possible. Encore faut-il le vouloir, car les femmes vieilles prématurément, emportés dans leur invisible tourbillon de chagrin, n'ont presque jamais de réel désir de s'embellir ; au contraire, elles se servent de leur laideur pour satisfaire leur amour-propre. Ô prodige de la nature ! Femme moche est souvent femme orgueilleuse. La moche a tendance a cacher son amertume en feignant de ne point prendre intérêt à la beauté de son être et en prétendant s'intéresser à des activités plus élevées, clairs signes de ressentiment. 

Que faire avec ces tristes femmes, hélas !, vieilles trop tôt, contre la nature ? Convoquer le Don Juan de Brassens, qui est à la charité ce que celui de Molière est à l'insolence.

24 avril 2012

CCI

Non duae naturae contrariae in homine confligunt inter se, sed eadem anima non tota voluntate interdum vult.

– Saint-Augustin

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Saint-Augustin, ainsi qu'il le raconte lui même dans les Confessions, quoiqu'il connût le bien et quoiqu'il n'ignorât point la voie à suivre pour obtenir son salut, hésita longtemps avant de se convertir pleinement au christianisme et de quitter son ancienne manière de vivre pour adopter le mode de vie chrétien. Il s'est donc personnellement confronté au problème de la réalisation du bien, constatant que la raison et la connaissance du bien ne suffisaient pas pour faire le bien ; et l'originalité de Saint-Augustin, notamment par rapports aux anciens philosophes grecs, vient de ce qu'il met en jeu la volonté pour résoudre ce problème classique de la philosophie morale. Ce problème est le suivant : comment se fait-il que les commandements de la volonté sur l'âme, contrairement à ceux qui s'exercent sur le corps, font naître de la résistance, et d'où vient cette résistance que la volonté faible ne parvient pas à surmonter ? Pour répondre à ce grave problème, tout en évitant, d'une part, la division manichéenne du moi en deux âmes distinctes, et, d'autre part, la théorie pélagienne accordant une trop grande puissance à la volonté en négligeant ainsi les réelles difficultés qui se posent lors de la réalisation du bien, Saint-Augustin pose l'unité de l'âme, la faiblesse naturelle de la volonté, dont la caractéristique est l'absence de totalité ; il s'agit, en somme, pour Saint-Augustin, de montrer que la difficulté à faire le bien provient d'un manque au sein de la volonté. 

C'est par l'étonnement, un étonnement teinté de crainte, que Saint-Augustin aborde la différence problématique entre la volnté appliquée au corps, qui provoque un effet immédiat, et la volonté appliquée à l'âme, où une résistance est visible : unde hoc monstrum ? Et quare istuc ?  Cette différence est source du malheur de l'homme, des poenarum hominum, et elle ne semble pas naturelle, car elle est infligée aux fils d'Adam ; autrement dit, c'est le péché originel de l'homme, dont est accablé, depuis la chute, tout le genre humain, qui est la cause profonde de ce fait monstrueux, de cette anomalie, de cette punition, de ce châtiment. Avant la chute, l'homme était également libre de choisir ou le bien ou le mal ; depuis qu'il a choisi le mal, l'homme ne dispose plus que d'une volonté corrompue et infirme, rendant l'accomplissement du bien beaucoup plus difficile. La différence entre l'exercice de la volonté sur l'âme et sur le corps s'avère être, pour Saint-Augustintin, le prix à payer de la faute commise par Adam et Eve, donnant à cette différence l'apparence d'un poids, d'un fardeau à porter, et même d'une épreuve à passer ; en effet, notre théologien adoré, dans La cité de dieu, affirme que les Justes, après la résurrection, jouiront d'une autre forme de liberté, d'une volonté nécessairement bonne, une volonté incapable de mal agir. Mais pour arriver à cet état de béatitude après la mort, l'homme doit  accepter sa condition et parvenir à faire le bien malgré les obstacles provenant de la nature corrompue de sa volonté.

Mais quelle est précisément la nature de cette différence et en quoi consiste t-elle ? Cette différence est aisément observable, elle est un fait de l'expérience : si je veux lever ma main, spontanément, elle se lève ; il n'y a pas de retard entre le commandement que mon âme donne à ma main, et sa réaction ; l'obéissance est immédiate ; nulle résistance ne se manifeste ; la volonté correspond parfaitement à l'action. Il est vrai qu'il se peut que mon corps ne puisse pas se mouvoir tel que je l'ordonne, mais ceci est toujours dû à une incapacité physique, comme lorsque je veux mouvoir ma jambe quand elle est cassée ; mais dans cette situation, la volonté n'y est pour rien, puisque c'est une absence de pouvoir qui fait l'impossibilité de l'action. Il en va tout autrement lorsque l'âme commande à l'âme : en effet, je peux vouloir être généreux avec mon prochain, et rester avare ; je peux vouloir être courageux au combat, et me révéler pleutre devant l'ennemi ; je peux vouloir être chaste, et céder aux attraits d'une femme séduisante ; je peux, en somme, après avoir déterminé le bien, vouloir le réaliser, sans pour autant que mon âme parvienne nécessairement à s'avancer jusqu'au but fixé. Et même lorsque je parviens à faire ce que j'ai voulu faire, ce n'est jamais spontanément, immédiatement, sans résistance ; je ne fais pas une bonne action comme je lève ma main ; il y a toujours, dans l'exercice de la volonté sur l'âme, une résistance engendrant un retard, une hésitation, une irrésolution, dont la longueur du temps que Saint-Augustin mit à se convertir réellement est sans doute un parfait exemple.

Il y a là un important paradoxe : lorsque la volonté s'exerce sur le corps, c'est-à-dire lorsque l'âme commande le corps, puisque la volonté appartient à l'âme, elle s'exerce sur ce qui, par nature, est différent d'elle : l'âme, qui est de l'ordre de l'esprit, agit sur le corps, qui est de l'ordre de la matière. À l'inverse, lorsque la volonté s'exerce sur l'âme, lorsque l'âme donne un commandement à l'âme, elle à affaire avec ce qui est semblable à elle ; animus est animus. Il paraît donc étrange, prodigieux, monstrueux, que la volonté ait davantage de puissance sur ce qui diffère de sa nature, à savoir le corps, et qu'elle en ait beaucoup moins sur ce qui est pourtant de la même nature qu'elle ; la volonté est bloquée dans son propre monde ; l'âme ne parvient pas à faire obéir l'âme, à faire réellement vouloir l'âme, quoiqu'elle le commande. Il s'agit bien là une anomalie, d'une pathologie, de la marque d'un châtiment, car il eût été naturel que l'âme commande sans résistance à elle-même.

Il y a une équivalence entre le commandement et la volonté ; commander l'âme, c'est exercer sa volonté sur elle : nam in tantum imperat, in quantum vult, et in tantum non fit quod imperat, in quantum non vult. Pourquoi alors peut-on se commander de vouloir ? Cela vient de ce que le vouloir de l'âme n'est pas total, autrement dit, que la volonté ne s'exerce pas entièrement sur un seul objet, mais qu'elle s'éparpille vers d'autres objets, des objets tentateurs, qui empêchent la volonté d'être totale, et, par suite, d'être efficace. Quand nous nous commandons de vouloir, nous nous exhortons à vouloir entièrement, à chasser de notre esprit la multitude des objets qui paralysent notre volonté ; ainsi, notre cher Saint-Augustin s'efforça longtemps de vouloir aimer Dieu et d'embrasser la religion catholique, mais ne le put pas avant d'avoir cessé d'aimer les plaisirs de la chair, auxquels il était attaché, et avant d'avoir fait taire les différentes objections qui se présentaient à son esprit et l'empêchait de concentrer toute sa volonté sur Dieu et la religion. Si la volonté était toujours totale, il serait absurde de se commander de vouloir, car alors l'exercice de la volonté serait toujours efficace, suivi d'un effet immédiat ; se commander de vouloir, c'est reconnaître qu'il y a un non-être au sein de la volonté qu'il faut s'efforcer de combler.

Si un homme connaît le bien, veut le faire, et n'y parvient pas, c'est donc qu'il y a une carence dans sa volonté, qu'elle manque de quelque chose, ce qui fait sa faiblesse. Une volonté forte est une volonté totale, pleine ; elle n'est pas divisée. Il y a quelque chose de maladif, de pathologique dans l'absence de plénitude de la volonté ; c'est qu'elle est non seulement corrompue par le péché originel, mais que, de surcroît, un ensemble de mauvaises habitudes prises par l'homme le détournent, le perturbe, l'empêchant ainsi de se concentrer : il ne veut qu'à moitié, se retrouve dans un flottement, un entre-deux désagréable et stérile, ce qui a fait croire à certains, et notamment aux manichéens, qu'il y avait en l'homme deux âmes, l'une bonne et l'autre mauvaise. Par là, Saint-Augustin s'oppose également à Platon qui concevait plusieurs parties dans l'âme en lutte avec elles-mêmes. En vérité, l'âme est une, mais la volonté corrompue a tendance à se diviser, à vouloir plusieurs choses à la fois ; la multiplicité s'introduit insidieusement dans la volonté, ce qui rend cette dernière inefficace. Par l'examen de l'âme maladive dont la volonté est divisée en plusieurs objets, ce qui la rend faible, on peut facilement comprendre ce qu'est une volonté forte, une volonté efficace, une volonté qui ne permet pas seulement de vouloir à moitié le bien en surchargeant l'âme de velléités. Une telle volonté est marquée par la concentration et la précision dans la détermination de son objet. Pour ne pas dire, comme Ovide, video meliora proboque deteriora sequor, il faut être capable de vouloir le bien, comme le dit Platon, ξὺν ὅλῃ τῇ ψυχῇ.

23 avril 2012

CC

La douleur nous jette aussitôt dans des conceptions métaphysiques ; au siège de la douleur nous imaginons un mal, être fantastique qui s’est introduit sous notre peau, et que nous voudrions chasser par sorcellerie. Il nous paraît invraisemblable qu’un mouvement réglé des muscles efface la douleur, monstre rongeant ; il n’y a point, en général, de monstre rongeant ni rien qui y ressemble ; ce sont de mauvaises métaphores.

– Alain

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D'aucuns parlent pompeusement de l'oubli de l'être, inutiles galimatias discréditant la spéculation, mais c'est de l'oubli du corps dont il faut parler. Cet oubli provient pour une grande part du fait des mots naturellement abstraits que nous employons pour penser à nos maux : nous avons mal, nous souffrons, nous éprouvons un sentiment de malaise, nous déprimons, nous sommes fatigués. En parlant ainsi, nous nous cachons l'essentiel, nous oublions que tous nos affects, sans exception, proviennent du corps, et qu'il n'y a point, à proprement parler, de douleur de l'âme. Nous savons pertinemment qu'une grande majorité de nos malheurs ne sont pas provoqués par des chocs physiques ou par des maladies ; nous voyons que notre tristesse souvent naît d'histoires qui ne semblent avoir aucun rapport avec notre corps ; et nous en déduisons, sans nous apercevoir que nous parlons dans le vide, que seul l'âme peut soigner l'âme. Autrement dit, nous ne pensons point au fait que tous les problèmes psychologiques sont des problèmes liés au corps, qu'on le veuille ou non.

Cela ne veut point dire que les problèmes d'amour se résolvent en prenant des médicaments ; cela signifie que l'effort de l'esprit pour combattre les passions tristes, sans prendre en considération le corps qui soutient l'esprit, n'est qu'une exhortation vide, sans influence dans le monde concret. La course, la lutte, la gymnastique allègent bien davantage de maux que ne le font les vains discours des psychologues. Plus d'une âme serait sauvée si le corps qui est à sa base, ou, mieux, qui n'est pas autre chose que le corps, exécuteraient des mouvements volontaires et adéquats pour dégourdir l'esprit. Il vaut mieux savoir bien dormir, art négligé, que maîtriser la doctrine stoïcienne. 

Il n'est point rare de sentir notre pensée lourde et affaiblie, maladroite et répétitif ; nous insistons, nous cognons, nous balbutions ; d'où déception, irritation contre soi-même, et funeste cercle vicieux. On s'acharne contre le mouvement de la pensée sans songer que c'est notre corps qui nous immobilise ; nous faisons comme si nous pensions sans cerveau ou comme si cet organe était isolé de nos autres organes. Dans les examens, nous réfléchissons souvent moins bien que lorsque nous sommes chez nous, d'une part parce que le stress tend outre mesure notre corps et ralentit notre pensée, ce qui est bien visible lors des dernières minutes d'une épreuve lorsque la panique nous assaille, nous presse, nous faisant commettre les plus grossères maladresses ; et, d'autre part, parce que nous sommes pendant des heures assis sur des chaises rarement confortables, que nous ne pouvons point promener notre corps en même temps que nos idées, et que rapidement des douleurs aux doigts, au poignet, au dos viennent nous détourner de notre exercice. Si l'on rajoute à cela la vue du labeur des autres et la contemplation du ciel ensoleillé, il est aisé de comprendre de nombreuses contre-performances. L'étudiant voulant réussir au mieux ses examens, ce qui ne demande d'ailleurs aucun grands efforts vue la nullité des exigences actuelles, doit s'entraîner physiquement pour que son corps puisse tolérer une telle ascèce ; et apprendre à vouloir, surtout.

22 avril 2012

CXCIX

 S'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes.

– Rousseau

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Il y a des phrases si éloquentes lorsqu'elles sont directement jointes à l'observation de la réalité qu'il suffit de les regarder s'élancer d'elles-mêmes. L'absence de commentaire les met en valeur. Plutôt qu'une explicitation superflue, l'évocation rapide et suggestive de quelques figures : Platon, avec l'acuité de son regard implacable, et Philippe Muray, avec son rire tout puissant, rayonnant, vitalisant. 

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