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Scolies

1 février 2012

CXVIII

Il me paraît qu’en général l’esprit dans lequel M. Pascal écrivit ces Pensées était de montrer l’homme dans un jour odieux. Il s’acharne à nous peindre tous méchants et malheureux. Il écrit contre la nature humaine à peu près comme il écrivait contre les jésuites. Il impute à l’essence de notre nature ce qui n’appartient qu’à certains hommes. Il dit éloquemment des injures au genre humain. J’ose prendre le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime ; j’ose assurer que nous ne sommes ni si méchants ni si malheureux qu’il le dit ; je suis, de plus, très persuadé que, s’il avait suivi, dans le livre qu’il méditait, le dessein qui paraît dans ses Pensées, il aurait fait un livre plein de paralogismes éloquents et de faussetés admirablement déduites.

– Voltaire 

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Il n'est pas facile d'affronter Pascal, et c'est bien un Voltaire qu'il nous fallait pour limiter le charme terrifiant de ses Pensées. Ces génies s'opposent en tout ; il n'y a rien de moins janséniste que l'esprit de Voltaire ; et leur style, si reconnaissable, ne se ressemble pas du tout. Pascal est peut-être, par ses phrases incisives, jetées violemment sur le papier et frappant directement le coeur, le plus éloquent des écrivains français ; ses formules hantent le lecteur, reviennent régulièrement l'ébranler : Condition de l'homme : inconstance, ennui, inquiétude ; Que le coeur de l'homme est creux et plein d'ordures ! ; Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie etc. Il faut être habile et courageux pour résister à tant de force persuasive et refuser la description si saisissante que Pascal fait de nous. Pascal eût pu être, s'il l'avait voulu, le plus grand sophiste de tous les temps ; il en avait toutes les qualités, et ne manquait pas d'en faire usage. Il y une pensée célèbre de Pascal où cela est bien visible, et que Voltaire n'évoque pas dans ses Lettres philosophiques ; c'est celle qui se termine par cette conclusion fausse : on aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Le raisonnement de cette pensée est un pur sophisme : Pascal fait comme si l'on pouvait décomposer abstraitement l'homme de ses qualités, oubliant volontairement que ce que nous aimons dans un être c'est la totalité qu'il forme, laquelle est, comme le dit si bien Aristote, plus que la somme des parties. Il n'y a aucun sens à juger un homme en procédant à l'analyse forcément grossière de ses caractéristiques, et personne ne le fait, sauf les mauvais lecteurs de mauvais personnages de mauvais romans ; ce n'est que par commodité que l'on divise à travers des mots trop vagues les éléments les plus communs qui constituent un être. Ici, Pascal ignore l'essentiel, le je-ne-sais-quoi qui échappe à l'analyse et au langage. Ce n'est pas la beauté que nous aimons dans la femme dont nous sommes amoureux, c'est sa beauté. Une fois ceci entendu, le raisonnement trop sublime de Pascal s'effondre. Il y a un peu d'affectation dans cette manière de vouloir toujours écraser l'homme.

Nous nous penchons volontiers davantage vers les pessimistes que les optimistes, que l'on juge plus percutants et plus amusants. Valéry disait que les optimistes écrivaient mal ; à première vue, en songeant à tous les pessimistes que j'aime tellement et qui écrivent si bien, j'étais en accord avec lui ; mais l'examen d'autres auteurs me fit comprendre qu'il n'en était nullement ainsi, et d'abord parce qu'il est sot de séparer les optimistes des pessimistes ; ce n'est pas là que se joue le style. Voltaire, qu'on admire vaguement sans le lire, à l'exception des philosophes qui le plus souvent le méprisent ostensiblement, est le parfait exemple de l'optimiste qui écrit bien, je veux dire avec génie. J'aimerais également qu'on reconnaisse un jour qu'Alain est l'un des plus grands prosateurs de la langue française, et que ses ouvrages seront davantage lus, lui dont on ne lit que rapidement les Propos sur le bonheur, qui ont autant contribué à sa gloire qu'à sa négligence, un peu comme le Candide de Voltaire. Au fond, il est facile d'être pessimiste ; il suffit de se laisser aller à ses mauvais penchants ; tous les arguments en défaveur de la vie et des hommes viennent spontanément ; ce qui est réellement difficile, c'est de montrer comment l'homme peut s'élever, sans fards et sans illusions, jusqu'à sa force véritable. Aussi, Voltaire a raison de préciser qu'il ose prendre le parti de l'humanité.
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31 janvier 2012

CXVII

Un peu d'insomnie n'est pas inutile pour apprécier le sommeil, projeter quelque lumière dans cette nuit.  

– Proust

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Voilà une remarque de bon sens, si l'on en exagère pas la portée et si l'insomnie dont il est question n'est pas pathologique, répétitive et nuisible au repos. Un insomniaque ne jouit pas de ses insomnies ; c'est l'homme habitué à dormir paisiblement qui peut jouir de ces brefs moments d'éveil au milieu de la nuit, car la levée brutale et imprévue de sa conscience apparaît comme un instant privilégié par rapport à la longueur et à la prévisibilité du sommeil normal. L'une des cause de cette jouissance est que nous sommes fascinés par les mystères de notre imagination ; nous chérissons la sibylle qu'incarne le flux déroutant de nos songes ; nous sommes frappés par toutes ces chimères qui s'agitent en nous, et nous espérons les comprendre, les interpréter. Or, le meilleur moment pour apprécier les rêves que nous venons de faire est celui de l'entre-deux, de l'entrouverture rapide de la conscience ; réveillés au milieu de la nuit, nous sommes encore excités par les images qui viennent de nous traverser, animés par l'enchantante bizarrerie des situations incongrues dans lesquelles Morphée nous a ironiquement plongé ; et, dans le même temps, notre esprit critique se remet en marche, nous doutons, jugeons, pensons : à la bonne distance, nous ne sommes ni trop près du sommeil, sans quoi nous ne pourrions rien apprécier consciemment, ni trop loin, comme dans le réveil normal à l'aube, quand, sous la pression des contraintes de la vie quotidienne, l'esprit rêveur s'estompe rapidement pour laisser place à l'existence monotone et mécanique propre à tous nos matins. Le monde obscur des rêves est séduisant avec toutes ces énigmes nocturnes qui gravitent plaisamment autour de nous, mais il faut un minimum de lumière, c'est-à-dire de conscience, pour pouvoir être pleinement sensible au charme si singulier de nos errances oniriques. Tout le charme de la situation vient de ce rare entre-deux, entre la lumière et l'ombre, entre le sommeil et l'éveil, entre l'esprit rêveur et l'esprit jugeant.

Nous jouissons d'autant plus de ces petites et aimables insomnies lorsque nos habitudes de sommeil sont altérées, et il est rare que notre sommeil soit sans trouble lorsque nous dormons dans un autre lit que le nôtre, ou que des personnes non marquées du sceau de l'habitude partagent notre couche. L'habitude élimine le besoin d'être attentif ; la nouveauté force à l'être davantage, ce qui fait naître une tension qui évidemment gêne le sommeil, qui est tout de détente, de corps comme d'esprit. Il y a trouble car il y a excitation, et ce trouble est parfois heureux, comme lorsque nous nous réveillons et que nous nous souvenons soudainement du caractère insolite des conditions de notre sommeil, et que, malgré nous, nous nous concentrons pour examiner l'enchaînement étrange de cause et des effets nous ayant conduit là, quand nous ne nous doutons pas carrément de la réalité de la situation elle-même. C'est que l'entrée dans l'obscurité du sommeil nous coupe du cours normal de l'espace et du temps ; les successions n'obéissent plus à aucun ordre, les juxtapositions sont fluctuantes, souvenir et perception actuelle se confondent, il nous faut un temps pour raccorder les informations transmises par nos sens avec les données de la mémoire ; nous oublions que nous sommes en voyage, en vacances, ou que tel être s'est couché dans notre lit ; nous ne reconnaissons pas les meubles et nous sommes surpris de sentir un pied froid collé à notre jambe. Ces moments merveilleux viennent eux aussi de l'entre-deux qui allie la mystérieuse obscurité de l'incertitude à la naissante lumière de notre jugement qui recolle très doucement sensibilité et mémoire, si doucement qu'il semblerait que ce soit volontairement que nous stagnons, confus mais heureux, dans cette entrouverture enchanteresse.

30 janvier 2012

CXVI

Quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner.

– Jean-Jacques Rousseau

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La civilisation, c'est-à-dire l'Humanité, est le chemin de la perfection. La culture, mot demeurant souvent dans le vague, c'est d'abord ce qui croît ; si l'on pousse un peu l'idée en la dirigeant vers le sens dont il est question ici, on peut dire que la culture, c'est l'ensemble des moyens mis en oeuvre pour rationnellement faire croître ce qui peut être élevé en l'homme. Il n'y a rien de tel chez l'animal et il faut un peu de mauvaise foi pour le nier ; la volonté de rendre toujours plus ténue la différence entre l'homme et l'animal est trop visible ; et Montaigne, dans son Apologie de Raymond Sebond, se montre bien peu convaincant : on le lit en y prenant du plaisir, on adhère momentanément à son jeu (qui devient tout de même un peu lassant à la longue), mais enfin, on n'y croit rien. Je veux bien imaginer que les animaux ont une religion, mais pour un moment seulement ; et le scepticisme est un jeu qui doit s'arrêter pour ne pas devenir sérieuse folie. Ceci dit, le rapprochement excessif de l'homme avec l'animal, le désir d'y voir une différence de degré et non de nature, est à la mode. En effet, non content d'ornementer régulièrement les droits de l'homme de sornettes aussi incongrues que ridicules, les bien-pensants, toujours plus bêtement innovant, veulent maintenant accorder des droits similaires aux animaux. Arrivé à ce stade de bêtise, il ne sert plus à rien de raisonner, il faut se marrer, et bien fort.

Si l'animal se perfectionne, ce n'est jamais que par l'action de l'homme. Jamais l'animal ne se dressera tout seul. Et encore, quelle faible faculté de se perfectionner, et même chez les animaux les plus étonnants ! Il faut des années pour qu'un perroquet lève la patte lorsqu'on émet un signe précis, et cela suffit à en faire l'acteur d'un spectacle dans un zoo. On est tout surpris lorsqu'on voit un singe singeant l'homme, comme s'il y avait quelque chose de similaire entre le singe et l'enfant. Il n'en est rien ; jamais le singe, tout aussi impressionnant soit-il, ne peut s'élever naturellement et consciemment ; c'est un dressage, et non une éducation, qui vise le spectaculaire, c'est-à-dire, encore et toujours l'homme. 

Il n'y a que l'homme qui peut qui doit se réaliser et devenir ce qu'il est. L'animal est déjà ce qu'il est ; il n'opère pas par des médiations, il écoute ses instincts, sans discernation, puis agit, et la messe est déjà dite. Rien n'est entièrement donné à l'homme ; aucun animal n'est fait ainsi. On mesure le degré de civilité d'un peuple aux efforts mis en oeuvre pour perfectionner les citoyens ; et c'est pourquoi, à jamais, les Grecs incarneront l'idée de civilisation. Le gymnase est peut-être l'image la plus frappante de cette faculté de perfectionner dont parle Rousseau : voilà des hommes qui se réunissent dans le seul but de perfectionner leur corps, qui développent leur muscle non par accident, mais volontairement, pour la simple joie de le faire. Puissent les éternels kouroï toujours stimuler notre désir de perfection !

29 janvier 2012

CXV

Nous devons construire sur ce qui résiste, comme font les maçons.

– Alain

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Tout ce qui est réel est résistant, tout ce qui est résistant et réel. Mais l'homme faible refuse de se faire maçon ; il n'aime pas déployer ses forces et jette l'anathème sur tout ce qui n'est pas directement malléable ; c'est une sorte de tyran sans pouvoir ; mieux, c'est un enfant. Pour l'enfant, rien ne résiste ; il ne travaille pas, il prie, il crie, et reçoit. La résistance du monde ne lui apparaît pas, c'est-à-dire que le réel ne lui apparaît pas. Il ne procède que par des signes, messagers magiques allant sans cesse de ses caprices à leurs réalisations quasi immédiates ; c'est ce que l'observation des si bien nommés enfants rois fait bien voir. 

Nombreux sont les enfants rois qui ne parviennent pas à retirer leur couronne. Par le refus du travail, ils se refusent le monde ; ils vivent dans des pays imaginaires où tout est donné, et tout de suite. Ils ne le savent pas, mais ils vivent dans l'âge d'or ; aucune sueur ne coule de leur front ; ils continuent à tout reçevoir, à tout accepter, et ignorent l'origine de leur langueur. L'homme qui ne construit rien est nécessairement malheureux, et il n'y a que les tchandalas qui ne savent pas orienter leur volonté vers des objets solides qui sombrent dans l'ennui. Je ne m'étonne pas que ce soient souvent les savants et les artistes qui souffrent le plus de l'ennui ; c'est que l'objet sur lequel ils tentent de bâtir n'est pas palpable, qu'ils finissent par errer en des rêveries liquides, et qu'ils ne sentent pas assez la matière sur laquelle ils travaillent pour pouvoir y concentrer leurs efforts. L'immatérialité des idées fait la misère des intellectuels.

Pourtant, un écrivain, un savant, est un artisan comme un autre, ce qui est déjà plus visible pour les sculpteurs ou les peintres. Il faudrait sans cesse avoir dans l'esprit cette analogie, pour ne jamais oublier que l'idée est une matière réelle, et donc résistante. Les prolétaires, qui savent si bien ce que c'est que la résistance de réel, ne voient pas que la matière des penseurs est tout aussi résistante et difficile à traiter que la leur ; d'où des moqueries, rarement tout à fait injustes, envers ces intellectuels qui ne savent rien faire de leur main, qui restent assis à contempler des nuages inconsistants, irréels. La considération des grands penseurs fait heureusement voir qu'il en est tout autrement ; tous ne sont pas des fainéants refusant le moindre effort véritable et se réfugiant dans des idées creuses, toutes faites, confortables, inertes, mollasses. Ne confondons pas les penseurs endormis avachis dans leur nuages avec les penseurs éveillés qui affrontent tous les jours le réel résistant.

28 janvier 2012

CXIV

Quand tous les calculs compliqués s'avèrent faux, quand les philosophes eux-mêmes n'ont plus rien à nous dire, il est excusable de se tourner vers le babillage fortuit des oiseaux, ou vers le lointain contrepoids des astres.

– Marguerite Yourcenar

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Il faut toujours en revenir à la nature, c'est-à-dire qu'il faut partir et repartir du commencement. La révolution copernicienne ne prend son sens que si l'on se souvient du mouvement naturel, qui est de croire que c'est le soleil qui tourne autour de nous. Toutes les grandes découvertes scientifiques devraient s'apprécier ainsi. Les vérités des sciences ne sont pas évidentes, et les erreurs qu'elles combattent à coup de preuves austères ne sont pas dénués d'une forme de vérité qu'il faut prendre en compte dans le processus du savoir. Si nous ne faisons et ne refaisons pas sans cesse le chemin qui mène du sentiment immédiat à la certitude de la connaissance, de l'émotion muette aux explications logiques, nous n'obtiendrons jamais qu'un savoir limité, faible, bassement utile, donc inutile. Le savoir fort, profond, fondé sur le chemin naturel de l'esprit, ne méprise pas les erreurs naturels ; il est aussi savoir de l'apparence ; la positivité du faux ne lui échappe pas ; et c'est pourquoi il mêle dans son processus aussi bien la mentalité enfantine qui fait de toute chose divinité que la science rigoureuse qui fait voir la vérité positive derrière toutes les illusions. 

Je ne conçois pas d'authentique astronome qui serait insensible à la contemplation du ciel étoilé. Je veux dire que pendant toute sa vie l'astronome se doit, pour aller au bout de sa science, de confronter ses impressions venant de son oeil nu avec ses calculs de bureau ou avec ses rigoureuses observations faites par un téléscope monstrueusement puissant ; et il ne suffit pas d'avoir eu une vocation dans sa jeunesse, mais la vocation devrait toujours se reconstituer inlassablement ; sans quoi, l'astronome s'endort sur ses instruments et ses ordinateurs, il n'est plus qu'un rouage en marche sans âme, ne traçant aucun chemin, se contentant d'être grossièrement efficace. Le savoir véritable n'est efficace que par détour et vise bien plus haut.

Parfois, il est bon de faire taire notre exigence de connaissance et de laisser s'exprimer les éléments de la nature, qui ne parlent aucun langage par eux-même, et qui ont justement pour cela une puissance que n'auront jamais nos inflexibles théories. Il y a un moment où l'on doit écouter les chants aussi simples que profonds d'Alberto Caeiro : 

Je crois au monde comme à une marguerite,

Parce que je le vois. Mais je ne pense pas à lui

Parce que penser, c'est ne pas comprendre...

Le monde ne s'est pas fait pour que nous pensions à lui

(Penser, c'est être dérangé des yeux)

Mais pour que nous le regardions et en tombions d'accord...

Moi je n'ai pas de philosophie : j'ai des sens...

Si je parle de la Nature ce n'est pas que je sache ce qu'elle est,

Mais c'est que je l'aime, et je l'aime pour cela même,

Parce que lorsqu'on aime, on ne sait jamais ce qu'on aime

Pas plus que pourquoi on aime, ou ce que c'est qu'aimer...

Aimer est la première innocence,

Et toute innocence ne pas penser...


Hélas ! Lorsque nous sommes entourés par l'urbanité envahissante, lorsque le silence n'existe pas même dans la nuit profonde et que les étoiles sont invisibles, quand tout nous rappelle l'aventure technique de l'homme, quand tout est signification car marquée du sceau de l'utilité, quand la nature se réduit à des jardins artificiels et les animaux à des pigeons obèses, comment pourrait-on se laisser immerger par les charmes purs de la nature ? La contemplation des étoiles et des plantes demande un dénuement, une sérénité, une distance vis-à-vis de l'humanité que la vie moderne ne permet pas. Il faut ou paisiblement voyager dans quelque région tranquille, ou se faire rustique gardeur de troupeaux.

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27 janvier 2012

CXIII

Telles furent les premières affections de mon entrée à la vie : ainsi commençait à se former ou à se montrer en moi ce coeur à la fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, m'a jusqu'au bout mis en contradiction avec moi-même, et a fait que l'abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse, m'ont également échappé.

– Jean-Jacques Rousseau

Je suis obligé de lire les Confessions de Saint-Augustin ; je n'ai jamais lu quelque chose d'aussi lourd, pompeux, chiant. Je suis un profane, un horrible gentil, un païen sans foi ; que Dieu ait pitié de mon âme insensible aux prières emphatiques ! Je n'ai même pas encore terminé le premier livre, tellement le texte m'emmerde et me pousse, à peu près toutes les dix lignes, à ouvrir un autre bouquin. Même en latin je trouve ça mal écrit ; Nietzsche, je m'en rends compte, avait mille fois raison de s'écrier : Je viens de lire par délassement, les Confessions de Saint-Augustin. Oh, le vieux rhéteur ! Comme il est faux et comme il roule des yeux ! Comme j'ai ri ! (Par exemple, le "vol" de sa jeunesse, au fond une histoire d'étudiant). Bah ! Peut-être aimerais-je la suite, si je trouve la force de continuer. C'est parce que j'étais lassé de la prose empesé de Saint-Machin que je commençai à lire l'ouvrage homonyme de Jean-Jacques, que je n'avais jamais eu le temps de découvrir.

Quelle différence, dans la lecture, avec ce fichu saint dont le nom même me révulse ! J'ai dévoré, sans m'interrompre, le premier livre. Oui, le style de Rousseau est souvent ampoulé ; oui, il est paranoïaque, et prend toujours la posture de l'homme mis injustement en accusation, cherchant toujours à se justifier ; mais enfin, la force du génie de Jean-Jacques fait rapidement oublier tous ces défauts manifestes. On se contente trop souvent de lire l'incipit aussi célèbre que ridicule de l'ouvrage. Je suis un stendhalien un peu fanatique, et j'adhère toujours aux propos de Stendhal sur Jean-Jacques ; maintenant je comprends plus que jamais pourquoi il chercha tant à s'émanciper de son influence, et j'aime encore davantage la Vie d'Henry Brulard, mon autobiographie préféré. Rousseau est sans doute l'un des écrivains les plus fascinants qui soit ; sa vie et son caractère seront toujours une source de curiosité insatiable ; longtemps encore, nous rêverons de cet homme complexe, contradictoire, et qui, au fond, s'est si bien compris lui-même. S'il ne s'était pas magnifiquement analysé, nous ne nous intéresserons pas à lui. C'est ce que l'extraordinaire phrase tirée du première livre des Confessions m'a fait remarqué, et c'est ce qui m'a donné envie de célébrer Jean-Jacques, qui peut être aussi tellement exaspérant. Je pensais trouver beaucoup de chose dans ce livre, mais pas de la lucidité.

La lecture, un peu frénétique, du premier livre des Confessions m'a, à ce qu'il me semble, beaucoup plus apporté que la longue lecture de nombreux livres de philosophie. La littérature, quoiqu'en en dise, sera toujours plus riche et puissante que la philosophie, ce que les philosophes de bon goût ne manquent d'ailleurs pas de reconnaître. Dans ce premier livre, on y sent les joies universelles de l'enfance, les aventures de l'éducation, la bizarrerie de la sexualité naissante ; autant d'idées plus fécondes et plus intéressantes que toutes les phénoménologies du monde ou que la déduction transcendantale des concepts purs de l'entendement. Avec l'art, l'idée se fait sensible ; elle descend du haut trône de l'abstraction ; le particulier de Jean-Jacques s'unifie avec l'universel de l'homme ; la connaissance se fait aussi forte qu'exacte. 

À tous les coups, je terminerai les Confessions de Rousseau, en me gaussant gentillement et en m'apprenant beaucoup de lui, plus rapidement que les grandiloquentes balivernes du plus infâme voleur de pomme de l'histoire. On connaît tous le passage d'Augustintin où il se repent de voler une pomme comme s'il avait violé mille vierges, assassiné sans vergogne sa famille bienveillante, brûlé les maisons du seigneur et sodomisé tous les enfants de l'Afrique ; personne ne prend ce passage sérieusement, et l'on se moque à juste titre des grossières techniques de rhétorique du mauvais saint repenti. Risible résipiscence affectée. À cela donc, je veux opposer ce passage d'une drôlerie garantie sans moraline de Rousseau : Je me souviens pourtant d'avoir une fois pissé dans la marmite d'une de nos voisines, appelée Mme Clot, tandis qu'elle était au prêche. J'avoue même que ce souvenir me fait encore rire, parce que Mme Clot, bonne femme au demeurant, était bien la vieille la plus grognon que je connus de ma vie.

26 janvier 2012

CXII

Je suis en faveur de la coutume qui veut qu'un homme baise la main d'une femme la première fois qu'il la voit. Il faut bien commencer par un endroit quelconque.

– Sacha Guitry


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Le baise main, je viens de l'apprendre, n'est pas si ancien qu'on le croit : alors que l'on s'imagine généralement qu'il s'agit d'une coutume ancestrale, remontant au moyen-âge, une rapide recherche permet d'apprendre que ce rite fut inventé à la fin du XIXème siècle, inspiré par l'amour courtois médiéval. Je suppose qu'auparavant les salutations entre hommes et femmes offraient moins de contact, et qu'elles consistaient en révérences distantes fort peu propices aux excitantes sensations érotiques. Du reste, cette question de politesse est passionnante, et je me précipiterais, s'il existait, vers un ouvrage qui, écrit avec élégance, narrerait spirituellement l'histoire des bonnes manières ; nul doute qu'un livre exhaustif sur ce sujet existe, mais il serait bien plus étonnant d'en trouver un bien écrit, qualité qu'aujourd'hui l'on ose même plus exiger des historiens. Trop grande attention pour des détails, diront certains ; mais d'une part, tous les détails qui composent les relations humaines sont fascinants, et, d'autre part, le vrai, c'est le tout, comme le dit Hegel, formule géniale et passe-partout qui sert à légitimer tout intérêt porté à des petites sphères qui semblent a priori éloignées d'un sujet général. 

Dans le baise main, l'homme doit s'incliner jusqu'à la main de la femme qu'il tient délicatement, avancer doucement ses lèvres et les faire effleurer la paume. Ce geste est lourd de signification ; et je m'abstiens de toute explicitation détaillée superflue de peur de m'ennuyer moi-même. L'idée à retenir est que l'homme montre par un signe gracieux qu'il se plie de bon coeur pour présenter ses hommages à une représentante de l'autre sexe, et qu'il y a, tacitement, un jeu de galanterie qui est accepté par ce geste.

Aujourd'hui, le premier contact avec une femme se fait par les joues, le visage. Si je regrette un peu que le baise main soit tombé dans la désuétude, je ne me plaindrais pas, car j'aime le rituel si charmant de la bise. Je me souviens de l'heureux temps du collège et du début de la puberté où, pour la première fois, tous les futurs hommes se réjouissent d'embrasser les jeunes filles de leur âge. Je me rappelle très bien que j'espérais faire la bise à telle ou telle jeune fille que, dans l'ingénuité du désir propre à l'adolescence, je jugeais magnifique et que j'idéalisais excessivement en lui donnant une splendeur qu'elle n'avait pas du tout objectivement, ce que la vision des anciennes photos de classe fait bien voir. Enfin, qui n'a pas été déçu de ne pouvoir faire la bise quotidienne à une jeune fille convoitée ? On s'attache rapidement à ce rite qui n'a rien d'anodin. Chamfort n'a pas tout à fait tort lorsqu'il réduit l'amour au contact de deux épidermes. Il est doux de se souvenir des premières sensations données par une personne aimée ou désirée. 

Aucune femme ne fait la bise de la même façon, et ce, au moins parce qu'aucune n'a le même épiderme. Aussi, tous les détails comptent et tous les sens sont convoqués. La vue fait admirer de près les détails de la femme ; nous approchons d'un coup du corps de l'autre, et nous pouvons, avec une rapidité parfois regrettable, contempler les parcelles du visage, les cheveux, ou les oreilles, auxquelles nous ne faisons guère attention habituellement. Nous touchons directement le visage, et toutes les peaux offrent une sensation de contact absolument unique ; si toutes les jeunes filles sont douces, elles ne le sont pas de la même manière. De même, la barbe de l'homme peut donner des sensations que ne donne pas le contact de deux joues imberbes. Souvent, nous effleurons également la chevelure, si essentielle dans le désir que nous avons pour une femme. Surtout, l'odorat est convoqué ; et je sens que les mots me manquent pour exprimer toutes les émotions prodiguées par les douces exhalaisons émanant de l'être désiré. Il n'y a rien de plus enchantant que de sentir intensément le parfum d'une femme aimée ; et je crois que l'odeur agréable de certaines femmes jouent beaucoup dans notre envoûtement pour elles. Au fond, même l'ouïe, en faisant entendre le petit smack quelque peu ridicule de la bise, joue un rôle non négligeable. Les maladresses ont beaucoup de sens, dans le rituel de la bise : il nous est tous arrivé de déraper et d'approcher dangereusement nos lèvres d'une autre partie du visage... Je me souviens soudain d'une jeune fille que je fréquentais au lycée et dont je ne me souviens pas même le nom ; en revanche, j'ai en mémoire, plus qu'une image de son corps bien foutu, le souvenir merveilleux de ses bises ; c'est qu'elle y mettait beaucoup de volupté, que le baiser n'était pas feint, que ses lèvres caressaient le plus tendrement du monde la joue, et que le parfum était ensorcelant ; c'était une artiste de la bise ; je lui rends ici un vibrant hommage, en même temps que je jouis, quelque peu nostalgique, de ma réminiscence ! 

Il y a des femmes qui ne tolèrent pas qu'on les baise (si je puis me permettre d'utiliser cette formule malheureuse qui fait se gausser tous les lycéens lecteurs du début de Candide) : ce sont les mêmes qui honnissent la galanterie sous le prétexte qu'elle rabaisserait la femme et qu'elle nierait l'égalité des sexes. Cette mentalité féminine moderne est barbare.

25 janvier 2012

CXI

Les femmes n'étudient pas assez l'art de soutenir notre goût, de se renouveler à l'amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession par celui de la variété.

– Beaumarchais

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Si les femmes savaient se prévenir de la malédiction de la monotonie ; si elles avaient le courage et l'ingéniosité nécessaires pour combattre le poison de l'habitude morne qui tue, plus sûrement que la souffrance ou la trahison, l'amour flamboyant, vivace, passionné ; si elles avaient le génie de rompre les chemins prévisibles, de réfuter les calculs de l'homme et d'être quotidiennement créatrices, alors l'amour-passion durerait plus de trois ans. Je parle des femmes comme si c'était à elles de faire tout le travail ; c'est que je suis homme et qu'on l'on parle toujours ce qu'on n'est pas ; je sais que l'homme est souvent tout autant responsable que la femme de la prévisibilité progressive de la relation amoureuse, mais c'est pour de toute autre raison, lorsqu'on y pense. En gros – car en amour on ne saisit jamais que trop grossièrement le problème – la femme doit varier ses appâts, ses moyens de séduction, ses manière d'être capricieuse (et la femme digne de ce nom l'est toujours avec grâce) ; l'homme doit varier l'expression de sa puissance, nuancer le détail de ses goûts, affirmer différemment sa volonté directe (et l'homme digne de ce nom se reconnaît toujours à sa puissance directe de volonté). Ces remarques qui peuvent paraître arbitraires s'éclairent grâce aux meilleurs connaisseurs des relations humaines, lesquelles sont depuis toujours ce qu'il y a de plus intéressant pour presque tous les êtres humains, je veux parler des grands romancier : Stendhal, Montherlant, La Fayette, Balzac, Louÿs, Cohen contiennent toutes ces idées là, mais rendues concrètes, palpables, influentes. Je m'y attarderai plus d'une fois, et en détail.

L'habitude voulue est bonne, l'habitude imposée est mauvaise ; question d'activité et de passivité ; le problème est que l'habitude instituée par un couple n'est presque jamais désirée et voulue par les deux. Le pire est qu'une fois l'habitude installée et ancrée dans la relation, les caprices n'ont plus rien de charmants, le processus de séduction est totalement aboli ; plus de conquête et de combat possibles, tout n'est plus qu'enquiquinements absurdes. Il n'y a pas de remède à cette situation, si ce n'est une éventuelle transition, à savoir le passage de l'amour-passion à l'amour-complice, et il faut alors renoncer aux grandes prétentions du premier et apprendre à goûter aux plaisirs tranquilles et paisibles du second. Je crois que les femmes, finalement plus complexes que les hommes, plus attachées à leurs passions, ne supportent pas bien une telle transition ; elles ont une trop haute idée de l'amour. Les femmes vénèrent l'Hamour.

Il y a des des femmes qui ont naturellement un plus grand pouvoir d'envoûtement sur les hommes, et qui parviennent davantage à faire naître un fort lien d'attachement; ce sont les femmes que l'on qualifie de charmantes. Ce sont elles qui rendent fous les hommes, qui influent durablement sur eux et leurs actions ; elles sont rares, sauf dans les romans où dans nos belles rêveries ; une fois arrivées dans nos vies, elles n'y sortent que très lentement et très difficilement. Une femme charmante est toujours inventive ; sa beauté se déploie en plusieurs temps et en plusieurs manières ; toujours une nuance à apporter qui vient colorer l'amour, toujours un détail imprévisible qui vient changer la totalité qu'elle forme, toujours jouant divinement avec l'homme, promettant, résistant, se donnant parcimonieusement ; ce sont elles les reines de leur sexe. J'ai une petite pensée pour Milady. Elles ont presque tout, ces femmes charmantes, tant qu'elles sont encore fraîches. Ce sont ces femmes là qui, indirectement, sont plus puissantes que tous les hommes.

24 janvier 2012

CX

Ce n'est jamais qu'à cause d'un état d'esprit qui n'est pas destiné à durer qu'on prend des résolutions définitives.

– Proust

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D'où les regrets qui viennent nous attaquer, nous tourmenter, comme si nous voulions nous venger d'avoir été dans une disposition différente au moment de la décision. Il y a deux choses importantes à dire sur ce point.

D'abord, la considération du caractère éphémère de presque toutes nos décisions, du fait de l'évolution permanente de notre être, nous invite à relativiser nos jugements. Nos jugements ne sont jamais parfaits, inaltérables, incorruptibles ; et parfois, ce n'est pas l'année ou le mois suivant que nous nous aperçevons que nous jugerions aujourd'hui différement, mais le jour d'après. Notre vision du passé fluctue en même temps que notre vision du présent ; nos critères changent comme nos sentiments ; rien n'est inamovible en nous, tout fluctue. Homme, être incertain qui revient toujours sur son passé. Il y a une vertu à tirer de cela : c'est de ne pas trop se fier à ses impulsions et même à son jugement ; au moment d'une grande décision, il faut essayer, si tant est que cela est possible, de penser à son moi présent pour anticiper sur ce que nous serions plus tard ; il faut prévoir quelle sera notre vision du bien, et évaluer quel possible correspondra le mieux à cette vision. Il s'agit là d'un idéal que nous ne pouvons jamais satisfaire entièrement ; l'homme coule de manière trop imprévisible pour calculer aussi rigoureusement ; mais enfin, la simple pensée de l'avenir et du changement probable de notre être permet de nuancer ses jugements et de juger modérément. Modération et prudence : telles sont les vertus que nous pourrions acquérir en méditant là-dessus.

L'autre point essentiel concerne le mal que nous fabriquons à partir de cette même considération. Il est de la nature de la pensée de pouvoir envisager chaque chose selon plusieurs faces ; aussi, d'une observation vraie, telle que celle de Proust, nous pouvons en tirer un profit, une vertu, mais nous pouvons également en extraire l'une des causes d'un vice répandu : le regret, ou, plus précisément, le malsain jeu des possibles du passé qui viennent croiser le moi présent. Ces possibles du passé, considérées sérieusement, sont l'une des plus grande source de chagrin au monde ; nous sommes pris au piège de la chronologie librement déformable, nous ajoutons des éléments du présent à une situation passée, et nous jugeons avec sévérité notre jugement passé, maintenant que nous avons toutes les informations pour déterminer quelle était la meilleure décision à prendre. Il est bon de jouer avec les si ; rien de plus amusant comme ces rêveries où nous refaisons le monde ou notre vie, mais à la condition que ces rêveries restent des jeux maîtrisés et voulus. Mais les possibles et les si nous échappent ; ils prennent possession de notre imagination ; nous subissons ce jeu sérieux ; et, passifs face à nos souvenirs, les possibles deviennent regrets et tournent furieusement autour de nous ; ils piquent, ils fatiguent, ils rendent fous. Lorsque nous constatons que le jeu des possibles devient aussi malsain, que nous ne pouvons plus y jouer librement et légèrement, arrêtons tout ; relisons l'Éthique de Spinoza ; souvenons nous que le possible n'est qu'une idée de l'homme, que les idées sont plus maniables que le réel, auquel nous nous soumettons, en l'acceptant, en le comprenant, et en pensant à sa perfection irréductible. 

Tout est parfait, enseigne Spinoza ; cette idée est le meilleur remède contre les nuisibles possibles qui se sont aliénés en nous. 

23 janvier 2012

CIX

Je vois dans les Mémoires de Tolstoï qu'à vingt ans il connaissait déjà les deux choses qui importent pour la formation de l'esprit. C'est-à-dire un emploi emploi du temps et un cahier. Les idées viendront ensuite, dit-il. L'action d'écrire me paraît la plus favorable de toutes pour régler nos folles pensées et leur donner consistance.

– Alain

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De telles phrases me rassurent et maintiennent ma résolution. Car quelque fois je doute, m'interroge, et me juge ; je vois répétitions, banalités, faiblesses ; vocation et direction, pour un moment, s'estompent. Ce genre d'interrogation sur son propre processus s'avère rapidement nuisible ; il faut s'arranger pour faire taire les questions castratrices. A vingt ans plus qu'à un autre âge, ce n'est pas le résultat qu'il faut considérer, mais le chemin, le processus, la formation, le mouvement en train de se faire ; regarder le résultat insatisfaisant, et bloquer ses yeux dessus, c'est s'entraver inutilement. Le regard le plus fécond est celui porté sur l'activité elle-même, indépendamment de ses résultats objectifs ; il faut parvenir à apprécier les forces à l'oeuvre, le bonheur du déploiement de ses forces, fussent-elles médiocres. L'enfant prend plaisir à tout essayer, à dessiner, a chanter, à construire ; il se moque bien de la qualité de ses productions ; il fait, il est heureux, il se forme. Et moi, je ne suis qu'un enfant.

Je conquiers l'innocence et l'insouciance nécessaire à la création libre. "Les idées viendront ensuite." Les idées, et la qualité de l'expresion aussi. Je me forme, et je prends le verbe former dans tous ses sens. Ni la lecture, ni les méditations ne suffisent à la formation de l'esprit ; ces activités là finissent presque toujours en des rêveries liquides et désordonnées dont on ne retient rien. Un mot, c'est solide ; les phrases figent la pensées, ils la rendent palpable et obligent à l'ordre et à la clarté ; enfin, scripta manent, nous pouvons jeter nos yeux vers les pensées passées, moins pour les évaluer que pour se comprendre soi même, c'est-à-dire saisir notre cheminement protrpre. Il nous faut regarder ce qu'il y a de beau, à savoir non pas les erreurs, les contradictions, les faiblesses, mais l'évolution créatrice à l'oeuvre en nous. Montaigne n'est pas immortel par ses idées, dont il jouait joyeusement, mais par la transcription de son mouvement de penséeL'exemple de Montaigne fait voir que le point de vue de la conscience, la méthode analytique, est tout aussi universelle et féconde que le point de vue habituel des philosophes, qui partent du tout, de la divinité, de l'ordre logique du monde, qui font des systèmes froids, et qui embrassent, comme une évidence indiscutable, la méthode synthétique. Mais l'esprit, ce n'est pas seulement la subjectivité et le particulier, c'est également l'objectivité et l'universel ; c'est pourquoi il y a grand profit à montrer la liaison des deux parts de l'esprit, et à insister sur la particularité du chemin qui mène à l'universel. L'esprit, c'est ce qui unit les hommes, et rien de ce qui est dans l'esprit n'est étranger à l'homme. Et l'écriture en prose est le moyen le plus abstrait, et donc le plus pur et le plus clair, d'élévation de l'esprit.

Ici se forme mon esprit. Je suis heureux d'avoir vingt ans, un cahier, et un emploi du temps.

22 janvier 2012

CVIII

En voyant ce qui se passe dans le monde, l'homme le plus misanthrope finirait par s'égayer, et Héraclite par mourir de rire.

 Chamfort, Maximes et pensées

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Les hommes forts sont heureux même dans les périodes de décadence ; ils parviennent à allier, comme le dit Chamfort dans le plus profond aphorisme du monde, le sarcasme de la gaieté avec l'indulgence du mépris. La principale caractéristique du sage, dans son idéal, est l'indépendance : son épanouissement ne dépend pas des circonstances extérieures, il est heureux malgré l'imperfection de la société et parvient à trouver des avantages, des sources de joie dans ce qui, objectivement, est affligeant. Ce ne sont pas les choses qu'il faut considérer, mais les relations avec les choses. L'ironiste sait avoir une conscience joyeuse, c'est-à-dire avoir une relation distante et souriante avec les choses ; n'ayant pas d'illusion, il n'a pas à perdre douloureusement son ingénuité ; il se passe des merveilles de l'admiration niaise et jouit de l'imprévisible comédie se déroulant tous les jours devant ses yeux. La vertu de la distance est la vertu de l'ironiste, de l'humoriste et de l'homme de mépris ; aussi, ils se ressemblent beaucoup. Il faut être habile et parvenir à renverser les faits ; prendre la médiocrité pour le germe de nos sourires, transformer nos déceptions en fou rire, et jouir des causes de stagnation des autres. L'existence se moque qu'on la prenne par son recto heureux ou son verso malheureux ; mais nous avons intérêret à choisir le premier plutôt que le second : telle est le privilège de l'homme souple qui se plie à sa guise au monde. D'où l'importance de Philippe Muray, qui fut véritablement le Démocrite de notre temps.
21 janvier 2012

CVII

Don du poète : celui d'être ému pour des prunes.

–  André Gide

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Les poètes, je veux dire les poètes poétiques dont parle Philippe Muray dans son indispensable préface à Minimum respect, sont énervants, exaspérants tant leurs continuels ébahissements sont lourds et irraisonnés. Pour eux, tout dans le monde est poésie, beauté et volupté. Le poète est l'aveugle qui marche avec une perpétuelle suffisance et un excessif ravissement dans un monde dantesque. Que ce soit des prunes, des ordures ou l'ineffable transcendance du "rien", tout est sujet de magnificence et de béate contemplation. Rêverie, idéalisme, calme pédanterie, exaltation hyperbolique sont les maîtres mots de tout poète qui se respecte. Loin du réel, ils s'émerveillent d'un monde qui n'existe pas. 

Honnissant l'objectivité, ils exercent subjectivement leurs facultés sur un réel qui les dépasse ; alors que le poète authentique, celui dont il n'est pas question ici, fait tout le contraire. Gide, sans vouloir fustiger l'admirable métier de poète, sembler ironiser sur la prétention dont font si souvent preuve, et dans leur vie sociale plus encore que dans leurs écrits, ces extasiés de toutes les choses et de tous les instants. Le masturbateur protestant de la littérature est célèbre pour ses subtiles prises de distance envers tous les domaines qu'ils abordent ; il est l'un des plus insaisissables, les plus labyrinthiques parmi les romanciers ; il méprise les oeuvres à thèse, et ne veut rien démontrer par la littérature, d'où cette souplesse et cette polyvalence fascinante.

Il est vrai que le monde est beau, et que les prunes sont belles ; ce qui est insupportable, c'est l'affectation avec laquelle des petits orginaux expriment leur éblouissement exagéré. Subjectif, subjectif ; voilà le vice des mauvais poètes. L'émerveillement des autres est haïssable dès qu'ils s'élèvent pas au sens commun, dès qu'ils ne sortent pas de leur importune idiosyncrasie .

20 janvier 2012

CVI

Ce qu'il y a de plus utile à l'homme, c'est l'idée.

– Élie Faure

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Comme bien souvent en philosophie, la controverse au sujet du désintéressement de l'art n'est qu'un problème de vocabulaire. Si l'on est attentif aux arguments des deux camps, et si l'on est un tant soit peu impartial, on ne donnera raison catégoriquement à aucune des deux thèses. Tous les sincères admirateurs de l'art sont, au fond, du même avis, mais les mots les trompent. Plus nous considérons l'histoire de la pensée et les incessants conflits entre les géniaux créateurs de ces grands systèmes opposés, plus nous sommes tentés d'y voir un gigantesque jeu, une formidable farce animée par la rivalité. Les métaphysiciens ne sont pas très différents des joueurs d'échecs ; ils aiment inventer des tactiques nouvelles pour mieux affronter leurs adversaires ; ils spéculent sur des minuscules points de détails et prennent un grand plaisir à le faire ; enfin, ils veulent triompher de leurs rivaux, et emploient tous leurs efforts pour parvenir à ce but stimulant.

Jeu subtil des métaphysiciens sur le sujet de de la jouissance esthétique :  certains parlent de désintéressement, car ils observent, avec perspicacité, que lors de la contemplation d'une oeuvre d'art, les bas intérêts de l'individu nécessairement s'effacent, sans quoi ces intérêts détourneraient le sens même de la contemplation. Les exemples allant dans ce sens sont si éloquents qu'ils ne méritent pas d'explicitations précises : nous n'avons pas faim devant les pommes de Cézanne ; nous ne bandons pas en face des sensuelles Madones de Raphaël ou des parfaites Vénus de je ne sais quel génial peintre italien ; et on n'a jamais vu un amateur d'art se tirer sur la tige devant la Vénus de Milo. Le joli, que Schopenhauer propose de distinguer du beau, n'a pas pour but l'expression d'une Idée ; cette distinction éviterait sans doute bien des confusions. La publicité est la reine du joli : c'est elle qui excite nos sens, qui excite nos intérêts les plus bas, les moins utiles ; et la comparaison d'une nature morte de Chardin avec une affiche de publicité de Mac Do fait bien voir cette idée simple.

Les adversaires du désintéressement de l'art n'oseraient jamais contester ce point, mais ils se demandent, non sans raison : quel est le sens à attribuer au désintéressement dans la contemplation esthétique, contemplation qui est jouissance, plaisir, joie, et donc intrinsèquement liée à l'intérêt de l'individu ? Si nous aimons l'art, si nous déployons toutes nos forces pour essayer de créer des oeuvres approchant de notre idéal de beauté, si nous nous montrons si attachés à quelques sonates ou symphonies, c'est bien que nous y trouvons une forme d'intérêt, c'est-à-dire que l'art et sa contemplation contribuent directement à notre bonheur, augmentent noter puissance, nous est, en somme, profondément utiles. Schopenhauer dit, en substance, que la contemplation esthétique, en tant qu'elle permet la saisie de l'Idée par l'intuition, sans concepts, et en tant qu'elle faire taire notre despotique volonté subjective pour nous élever jusqu'à une plus haute et féconde objectivité, nous permet d'entrer dans un état de calme, de sérénité, d'absence de trouble, état rare et magnifique qui apaise momentanément le cours douloureux de la vie. Or, cet apaisement n'est-il pas intéressé dans le sens où il est souhaitable, désirable par l'individu ? Et l'on pourrait sans difficulté multiplier les objections pertinentes de ce genre.

Le seul sens acceptable du désintéressement, en morale comme en esthétique, est de le le prendre comme un intérêt supérieur. Il est vrai que si nous sommes rigoureux, nous avons toujours un intérêt à donner l'aumône, à sauver la vie de quelqu'un, comme nous avons un intérêt considérable à lire le Lys dans la vallée ou à écouter Don Giovanni ; seulement, cet intérêt n'est pas bas, ce n'est pas un intérêt lié aux parties basses de l'âme et du corps. L'essentiel dans la jouissance esthétique, c'est la contemplation de l'idée contenue dans l'oeuvre ; il n'y a point de belle oeuvre sans idée dont elle est l'expression ; et ce, bien que le corps joue un grand rôle et puisse être altéré dans certaines contemplations : on connaît le syndrome de Stendhal ; la contemplation esthétique n'a jamais aboli le corps. 

Il y a l'utilité de l'ustensile et il y a l'utilité dans son sens philosophique et général : sens faible et sens fort. Du point de vue du sens faible, du sens ustensile de l'utilité, l'art ne saurait servir à rien, l'art n'est fait que pour l'art et au nom de l'art, et il est incorrect de prétendre que les chefs-d'oeuvre de Poussin sont plus utiles qu'un couteau ou qu'une fourchette. Au contraire, du point de vue du sens fort, du sens général, du sens spinoziste de l'utilité, l'art, en tant qu'il permet l'expression d'une idée, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus précieux pour l'esprit de l'homme, sera toujours mille fois plus utiles que les ustensiles et les instruments les plus ingénieux. Extrait des Possédés de Camus : « LIPOUTINE : Il faut aller au plus pressé. Le plus pressé, c’est d’abord que tout le monde mange. Les livres, les salons, les théâtres, plus tard, plus tard… Une paire de bottes vaut mieux que Shakespeare.
STEPAN : Ah ! ceci, je ne puis le permettre. Non, non, mon bon ami, l’immortel génie rayonne au-dessus des hommes. Que tout le monde aille pieds nus et que vive Shakespeare… ».

Intérêt, désintérêt ; utilité, inutilité – controverse de mot, donc.

19 janvier 2012

CV

Prison de l'Être, ne peut-on se libérer de toi ?
Prison de la pensée, ne peut-on se libérer de toi ? 

– Pessoa


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Il y a quelque chose de maladif dans nos tendances d'animaux métaphysiques. Nos interrogations destinées à rester sans réponses claires et définitives plongent parfois les hommes dans une torpeur stérile ; ces questions viennent à immobiliser le corps lui-même. La plupart du temps, les subtiles spéculations n'amusent point ; au contraires, ces réflexions métaphysiques, par nature vagues et errantes, poussent l'homme dans un abîme d'inquiétude, dans un gouffre de soucis obsédants. Mais l'homme n'est pas condamné à être un être-pour-le-souci pas plus qu'il n'est un être-pour-la-mort ; il est faux de dire que l'angoisse lui est naturel ; l'analytique existentiale est une invention d'homme malade pour d'autres hommes malades. Il est clair que ce ne sont pas les lourds systèmes métaphysiques des allemands qui allègeront notre existence, les allemands, dit Stendhalpour qui ce monde est un problème non résolu, et qui aiment à employer les trente ou quarante ans pour lesquels le hasard les a placés dans cette triste cage, à en compter les barreaux. Cette citation de Stendhal dit si adéquatement ce que je veux dire que je suis tenté de m'arrêter ; mais il faut être courageux, accepter d'avance nos phrases forcément inférieures, et, enfin, jouer le jeu. Que notre admiration ne soit pas la fallacieuse légitimation de notre inaction.

Je dis que le monde est un processus sans finalité qui se déploie pour lui-même, sans raison extérieure à lui-même ; je dis que Spinoza avait raison, et que son Dieu immanent est le meilleur de toute l'histoire de la pensée. Partons de là. La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit, dit Angelus Silesius. Celui qui se sent étranger au monde est celui qui pose des mauvaises questions à l'existence. Lorsqu'on a saisi que la vie, que l'existence, que le processus vaut pour lui-même, qu'il se moque de la puérile recherche de finalité des hommes, alors le sentiment d'étrangeté n'a plus lieu d'être. "Pourquoi la rose fleurit-elle ? Pourquoi le Monde ? Pourquoi la mort ?" Autant de questions existentielles réduites au néant, ridiculisées, frivolisées, futilisées, bagatellisées par  un cri authentique de ce genre : "Le Processus est sans pourquoi, fleurit parce qu'il fleurit ; il jouit de son propre mouvement, et sa seule fin est son inexorable épanouissement". Là, je crie ; je me dépêche de faire taire les faux problèmes sans argumentations superflues ; et nous devons expédier ces sottises métaphysiques avec cette verve là. C'est le but de l'opération qui compte, à savoir faire reconnaître que s'il y a bien une chose qui est autotélique dans ce monde, c'est bien le monde lui-même. Ces considérations mériteraient d'être davantage explicitées. (Ah ! Le temps !)

Il ne faut pas en conclure que toute question est vaine, qu'il est impératif de faire taire nos interrogations sur l'être, ou que la pensée est une erreur de la nature. Le problème ne se situe pas là. Car enfin, l'homme est curieux ; c'est son droit et se pourrait être son plaisir s'il le voulait ; les problèmes proviennent de l'esprit tourmenté du lourd et tordu métaphysicien habituel. En un mot : il est trop sérieux. La métaphysique (je m'abstiens de développer à partir Voltaire, Kant, Montaigne et tous les autres), prise sérieusement, est vouée à l'échec. Il serait temps que les hommes le comprenne : la seule connaissance rigoureuse, sérieuse, réelle, vraie, c'est la connaissance positive, fondée sur des faits, située dans l'expérience ; tout ce qui sort de ce cadre, qui n'est pas si étroit que l'on ne le pense, est fadaise du point de vue de la vérité. Le seul moyen de sauver la métaphysique aujourd'hui, aujourd'hui où nous sommes à peu près débarassés des chimères de la théologie, de l'ontologie et de toutes les autres foutaises, c'est de la prendre indépendamment de la vérité. Nous pouvons à la rigueur nous intéresser à sa logique interne, à sa vérité interne ; mais ce qu'il y a de plus fécond, c'est de jouer avec, de s'amuser avec les systèmes, de jongler avec les concepts, de rigoler de cet amas de pensées obscures s'élançant de tous les côtés, de ce pompeux fatras d'Idées de la raison pure.

Soyons actifs et les inquiétudes sur l'existence s'évanouiront d'elle-même. Les tourments de la métaphyisques ne sortent que de la tête des oisifs. Laissons la vie fleurir en nous, et pour, et au nom la vie elle-même ; quant à la métaphysique, faisons en souvent, mais par jeu uniquement ; tout s'allègera ; la pensée ne sera plus prison.

18 janvier 2012

CIV

Pour faire de vous la terrible merveille que vous êtes aujourd'hui, pour devenir la cause indifférente et souveraine des sacrifices et des crimes, il vous a fallu deux choses: la civilisation qui vous donna des voiles et la religion qui nous donna des scrupules. Depuis lors, c'est parfait: vous êtes un secret et vous êtes un péché. On rêve de vous et l'on se damne pour vous. Vous inspirez le désir et la peur; la folie d'amour est entrée dans le monde. C'est un infaillible instinct qui vous incline à la piété. Vous avez bien raison d'aimer le christianisme. Il a décuplé votre puissance.

– Anatole France

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J'ai commencé par lire de l'Anatole France, et je crois avoir trouvé un écrivain et une oeuvre qui me donneront bien des moments de bonheur. Il est toujours émouvant de découvrir un auteur qui nous parle : nous jouissons à l'avance du plaisir qu'il nous donnera, nous formons librement une image de lui, nous rêvons du titre de ses oeuvres sans avoir la moindre idée de ce qu'elles contiennent. Attiré par le titre, justement, je me suis plongé dans Le jardin d'Épicure ; je trouve un ensemble de textes abordant des sujets divers, mais toujours traités avec esprit, avec une grâce qu'on ne retrouve plus aujourd'hui. Le plaisir de la lecture est semblable à celui que donne Voltaire, il appartient à la même race d'auteur ; ce sont ces écrivains là qui éveillent de subtiles pensées avec le privilège du style charmant ; et c'est en souriant que nous les lisons, non pas avec ce visage trop sérieux, pincé que nous prenons presque inévitablement lorsque nous lisons quelque austère et gauche philosophe allemand. On trouve son style désuet, dit-on ; quant à moi, je dis qu'il manque terriblement aujourd'hui de ces maîtres qui écrivent clairement, simplement, agréablement. 

On connaît les charmes de l'amour innocent. La sensualité pure, Aphrodite vénérée, la volupté sans culpabilité ont été sublimé dans l'oeuvre de Pierre Louÿs, qui est sans doute notre auteur le plus amoureusement attaché à cette ingénuité et à cette beauté naturelle du corps humain. La préface d'Aphrodite est un véritable cri contre l'austère puritanisme en même temps qu'un hymne à l'amour libre, à la nudité innocente. Les chansons de Bilitis nous font rêver de cette manière antique, opposée au christianisme, de considérer et de pratiquer l'amour. Assurément, il n'y a rien de plus beau et plus pur.

Il faut rendre justice au christianisme d'avoir fait apparaître une autre manière d'aimer, qui n'est pas moins voluptueuse, mais qui est plus perverse. Il est évident que ce n'est pas en posant des interdits que l'on supprime les désirs ; et faire de l'amour un péché n'a pas n'a jamais empêché les hommes de copuler joyeusement entre-eux. C'est la nature de cette joie qui est différente dans une morale qui condamne la chair. Le plaisir amoureux est plus complexe, moins simple, moins pur que lorsqu'il court en toute innocence ; la transgression de l'interdit et le charme du secret rendent la volupté amoureuse plus dangereuse, moins corporelle peut-être que psychologique. Dans l'amour innocent, l'essentiel est dans le contact des corps ; c'est un amour sensuel. Dans l'amour coupable, l'essentiel est plutôt dans le parcours symbolique qu'exécute l'amant ; amour plus difficile et moins évident, il exalte l'envie de conquête de l'homme, favorise l'éclosion des passions, et donne un rôle plus important à la femme. Cet amour, c'est un amour de joueur ; c'est un amour labyrinthique. Je comprends pourquoi l'on s'est tant plu dans ce jeu dangereux qui donne un bonheur d'aimer si particulier, si romanesque. Si les femmes et l'amour doivent beaucoup au christianisme, la littérature doit beaucoup à la complexité de la vie sociale et des moeurs ; et en ce moment j'ai une petite pensée admirative pour Laclos et le divin Marquis.

Nous n'aimons plus les voiles du secret, nous ne sommes plus fascinés par la volupté transgressive. Je hais la dictature actuelle de la transparence ; elle rend la vie moins excitante et moins enchantante. Les mystères de Lisbonne, de Raoul Ruiz, est un film qui rend nostalgique de cette manière de vivre et d'aimer. Où sont ces existences baroques, imprévisibles, composées de plusieurs branches invisibles ? Le déroulement de la vie est trop monotone sans ces tentations dominées par le charme de l'interdit, sans ces obstacles incessants qui viennent empêcher l'accomplissement immédiat de notre désir. La société de l'adultère secret me paraît préférable à la société du divorce transparent. La femme gagne à être mystérieuse. Je pense sans exagération que les femmes sont moins puissantes aujourd'hui que dans les siècles passées ; car une femme puissante est avant tout une femme charmante, telle la  Concepcion Perez de la Femme et le Pantin.

17 janvier 2012

CIII

Le mariage est une science. Un homme ne peut pas se marier sans avoir étudié l'anatomie et disséqué une femme au moins.

– Honoré de Balzac

 HBalzac

Je veux rendre hommage au génie de Balzac. De Rabelais à Céline, la littérature française a connu beaucoup de génies quelque peu monstreux : ce sont des dingues qui ont su dompter leurs instincts puissants par les exigentes contraintes de l'art. Car enfin, si j'aime à dire que Saint-Simon ou Balzac sont des timbrés, ce n'est qu'une manière de parler ; du fait de la maîtrise supérieure de lui-même qu'il doit avoir et du fait de l'impératif d'ordre qui le domine plus que n'importe quel autre individu, l'artiste est l'inverse même du fou. L'écrivain impose au monde sa vision singulière en l'universalisant ; mais il y a des singularités plus extravagantes que d'autres ; il y a, dans certains individus, une force qui, en se déployant, donne l'apparence du démon. Et plus je lis Balzac, plus j'ai l'impression d'avoir affaire à une sorte de Méphistophélès effrayant de la littérature. J'ai trop fantasmé sur Balzac écrivant ; lorsque je regarde une image de lui, comme avec Schopenhauer, je suis envoûté.

Cette citation étrange est extraite de la Physiologie du mariage, l'ouvrage qui le fit devenir à la mode en 1829. Je crois que je n'ai jamais lu de livre aussi loufoque par l'extravagance contrôlée du style et de la pensée. L'ouvrage est divisé façon Descartes, en Méditations,  Je tiens à insérer un extrait de cette oeuvre proprement extraordinaire qui donne le ton et qui éclaire mon propos : "À travers les préoccupations du monde et de la vie, il y avait toujours en l'auteur une voix qui lui faisait les révélations les plus moqueuses au moment même où il examinait avec le plus de plaisir une femme dansant, souriant ou causant. De même que Méphistophélès montre du doigt à Faust dans l'épouvantable assemblée du Broken de sinistres figures, de même l'auteur sentait un démon qui, au sein d'un bal, venait lui frapper familièrement sur l'épaule et lui dire "Vois-tu ce sourire enchanteur ? c'est un sourire de haine." Tantôt le démon se pavanait comme un capitan des anciennes comédies de Hardy. Il secouait la pourpre d'un manteau brodé et s'efforçait de remettre à neuf les vieux clinquants et les oripeaux de la gloire. Tantôt il poussait, à la manière de Rabelais, un rire large et franc, et traçait sur la muraille d'une rue un mot qui pouvait servir de pendant à celui de : "Trinque !" seul oracle obtenu de la dive bouteille. Souvent ce Trilby littéraire se laissait voir assis sur des monceaux de livres ; et, de ses doigts crochus, il indiquait malicieusement deux volumes jaunes, dont le titre flamboyait aux regards. Puis, quand il voyait l'auteur attentif, il épelait d'une voix aussi agaçante que les sons d'un harmonica : "Physiologie du Mariage !" 

Balzac est un grand et gras écrivain qui déplaît toujours par moments ; il n'est pas charmant ni particulièrement agréable à lire. Il est fréquent d'être un peu horrifié à la première lecture d'un Balzac ; son univers inimitable est l'antithèse de la poésie, il est le paradis du prosaïsme. Les surréalistes le détestaient ; j'en suis heureux. Je crois qu'il faut beaucoup lire Balzac pour l'apprécier : il est nécessaire d'avoir un temps d'adaptation, de s'habituer à la beauté si grasse de sa prose. Le génie de Balzac est souvent contesté ; je comprends bien pourquoi ; tout le monde ne peut goûter à une prose aussi incongrue, plantureuse indélicate. Mais tout cet amas de phrases grasses forme une totalité fertile : je ne m'étonne pas qu'Alain le classe parmi les meilleurs, et avoue avoir développé un nombre considérable de ses idées en le lisant. Les pensées charnues de Balzac sont propres à engendrer toutes sortes de pensées subtiles, et même – tout dépend de la nature du penseur en question – des pensées fines et délicates : on sait que Proust doit beaucoup à Balzac. Eugénie Grandet, par exemple, est un chef-d'oeuvre que l'homme aimant décortiquer les passions humaines ne cesse pas de revisiter inlassablement, plus riche en connaissance à chaque lecture. Il y a peu d'écrivains aussi instructifs que Balzac.

J'aime Balzac jusque dans ces divagations les plus tordues ; et il est l'un des écrivains qui me fait le plus rire. Séraphita, même si ce n'était sans doute pas l'effet voulu, m'a fait plus d'une fois éclaté de rire. Je me suis moqué des délires soi-disant rationnels de Louis Lambert. Il cite plusieurs fois, enthousiaste et exalté, la physiognomie de Lavater. J'aime les comparaisons absolument inimitables de Balzac : personne, pas même Homère, n'eut autant d'inventivité ; et il faut dire aussi que peu d'écrivains se seraient permis des associations aussi saugrenues. Il faudrait faire un florilège des comparaisons les plus étonnantes. La Comédie Humaine regorge de trivialités sublimes, ce genre de beauté trop méprisée que seule la prose peut donner. J'admire ce génie monstrueux jusque dans sa vie légendaire.

Un jour, comme mon cher et gras Balzac, j'aurais une robe de bure.

 

 

16 janvier 2012

CII

Quand dans un discours se trouvent des mots répétés, et qu'essayant de les corriger, on les trouve si propres qu'on gâterait le discours, il les faut laisser, c'en est la marque ; et c'est là la part de l'envie, qui est aveugle, et qui ne sait pas que cette répétition n'est pas faute en cet endroit ; car il n'y a point de règle générale.

– Pascal

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Il y a une véritable paranoïa de la répétition. Nous sommes trop habitués aux remontrances de nos professeurs de collège qui soulignaient systématiquement en rouge un mot dès qu'il était répété plusieurs fois dans un court paragraphe ; par suite, ayant tendance à toujours éviter les répétitions, nous nous efforçons de changer un mot, de trouver un synonyme, voire de refaire toute la phrase plutôt que de laisser les mêmes mots jalousement se miroiter, comme si c'était une règle absolue de la prose que d'exploiter toute la variété du vocabulaire. Je me suis aperçu qu'il était difficile de se débarasser de cette mauvaise habitude. Pourtant, la nature même d'un texte raisonné exige que l'on tourne autour du sujet, que l'on traque une idée, faisant des cercles autour de celle-ci et du mot qui lui correspond ; la prose de Hegel, qui n'est sans doute pas un modèle, en est un parfait exemple ; chez lui, on sent la chasse opiniâtre du concept ; il ne le lâche pas, il le torture, interroge et répète le mot autant de fois que cela est nécessaire. Mais la lecture de plus grands stylistes est tout aussi révélatrice : Pascal ne s'embête pas à chercher des synonymes du mot force s'il raisonne sur la force ; au contraire, dans la prose admirablement condensée de Pascal, la répétition du mot sert le raisonnement, donne un effet d'insistance puissant, qui assurément contribue au charme de son style inimitable. 

Le français n'a pas un très riche vocabulaire, si on le compare, par exemple, avec l'anglais. Tout de suite je songe à la différence radicale entre le théâtre de Shakespeare et le théâtre de Racine. Il faut être bien sot pour trouver les pièces de Racine ennuyeuses sous prétexte que les mêmes mots sont toujours répétés dans toutes les répliques ; j'ai déjà entendu des personnes sincèrement se plaindre de lire incessamment dans une pièce le mot amour, honneur, coeur, pur, attrait, charmant, cruel, peine, funeste, yeux etc. Ces médisants là ne seront jamais sensibles à la pureté racinienne ; ils ne comprendront pas pourquoi on a pu dire que ce vers pouvait être l'un des plus beaux de la langue française  : Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon coeur. La variété exagérée des mots, la richesse lexicale ostentatrice, n'est souvent qu'un cache-sexe de la médiocrité de la pensée. Je trouve beaucoup ce défaut dans Théophile Gauthier et dans Huysmans, ces romantiques précieux, qui inondent leur page de mots rares et variés, comme si la nécessité de prendre dix fois par page le dictionnaire pour comprendre le texte était un gage de pronfondeur ou de grand style. Stendhal fait des répétitions tout le temps ; il y a des pages dans la Chartreuse où les mots beauté, sublime, peur, sont répétés toutes les trois lignes ; et il n'y a peut-être pas de plus beau roman dans la littérature française. Péguy se servit de la répétition pour s'inventer un style original, peut-être trop original et de ce fait rapidement lassant ; il n'empêche que le charme, dans sa prose plus que dans ses vers, opère ; ces litanies sont enchantantes ; on croirait, si on le gueule dans sa chambre, exécuter une incantation magique. Les anciens Grecs employaient toujours les mêmes mots. Mozart, dans sa musique, se répète tout le temps. L'erreur est de confondre pauvreté et sobriété, d'assimiler la beauté au spectaculaire ; erreur funeste et proprement vulgaire que ne commet jamais l'homme de goût.

15 janvier 2012

CI

Car il y a dans ce monde où tout s'use, où tout périt, une chose qui tombe en ruine, qui se détruit encore plus complètement, en laissant encore moins de vestiges que la beauté : c'est le chagrin.

– Proust

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On trouve ainsi quelques rares éclairs d'optimisme un peu étrange en lisant Proust. La phrase est profondément triste, sombre ; on y parle de vanité, de perdition, de ruine ; et pourtant est elle une phrase de consolation, diminuant la force de la tristesse en montrant ses limites temporelles. Il y a deux sources de consolation dans l'univers de Proust : l'art, et la vanité elle-même. Dans toute pensée, dans toute philosophie comme dans tout événement, même dans les plus sombres, il y a des aspects positifs et lumineux, si l'on veut bien les voir. La lumière est rarement totalement pure ; elle s'apprécie en même temps que les ombres qui viennent renforcer sa puissance ; et l'obscurité elle-même ne saurait être comprise, appréhendée sans lumière. Dans cette phrase sombre, une lumière jaillit ; la certitude de la mortalité du chagrin apaise ; et ce n'est que parce que la lumière apparaît dans une atmosphère si sombre, venant de la phrase elle-même et du contexte dans laquelle elle se situe, à savoir le deuil d'Albertine, qu'elle est si chaleureuse et réconfortante. La vanité du monde ne saurait être mise en doute ; là où des conflits peuvent exister, là où des jointures diverses peuvent être aperçues, c'est dans la manière dont on se sert de la pensée de la vanité et du caractère corruptible, périssable de toutes les choses du monde. 

On s'exagère souvent son propre chagrin. Nous sommes plus forts que nous le croyons. Le temps remédie à tout. Si nous pensions davantage à la vanité de la souffrance, au lieu de s'obstiner à redoubler sa douleur en songeant, morbide, aux causes et effets de la tristesse, nous nous remettrions mieux de nombreuses blessures. Le chagrin meurt toujours, qu'il soit lié à la mort d'un être cher ou à la fin d'une longue et passionnée amour. Le narrateur de Proust finit par être indifférent à Albertine, malgré la double source de malheur : la jalousie et la mort.

14 janvier 2012

C

L'impossible est une mauvaise volonté travestie en destin.

– Jankélévitch

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Je ne supporte plus ceux qui s'abritent derrière les innombrables masques de la fatalité pour légitimer leur faiblesse. À mesure que je prends conscience de la force de l'homme, je méprise toutes ces larves humaines résignées d'avances. Nul ne peut toujours être à l'abri de la lâcheté, et encore moins de la faiblesse ; l'espèce humaine, il est vrai, doit parfois être traitée avec indulgence ; mais ce qui est intolérable, ce sont ces rampantes créatures, ces infamantes déformations de l'homme qui voilent leur couardise derrière des beaux mots, derrière une nécessité entièrement fabriquée pour excuser leur comportement de tchandala. Ils sont des hommes, et ils espèrent nous faire croire qu'ils sont des huîtres ; ils sont des êtres vivants, créateurs, puissants, et ils veulent nous persuader qu'ils ne sont que des êtres mécaniques, entièrement soumis aux rencontres extérieures, comme s'il fallait s'adresser à Dieu, à la Fatalité, à la Nature ou autres fabricants industriels officiels pour se plaindre de l'innefficacité et du dysfonctionnement de ces malchanceux mauvais produits. À les écouter, tout est prévu d'avance, le monde est fixe, la vie suit toujours sa route prévisible et si les choses ne sont pas autrement, c'est qu'il était impossible qu'elle soient autrement. Ils brandissent l'impossible dès qu'on leur demande un effort quelconque, dès qu'on leur conseille d'apaiser une passion, dès qu'on exige d'eux une action qu'ils n'ont pas l'habitude de faire. L'histoire de l'humanité est faite d'actions inhabituelles et imprévisibles ; et tous les grands événements de l'histoire ne sont que des actions qui semblent impossible. Pourtant, Jules César franchit le Rubicon. Il faut avoir la hardiesse de dire que tous les hommes peuvent franchir, si ce n'est pas le Rubicon, du moins leur Rubicon ; ils peuvent, s'ils le veulent, gagner leurs guerres médiques ; il y a un Léonidas en chacun de nous ; pour tous, une victoire d'Auzterlitz est possible.

Sauf éventuellement si vous êtes avec une femme aigrie et dangereuse, ne dites pas : "je ne peux pas faire le repassage", mais dites : "je ne veux pas faire le repassage". Car, si nous sommes sincères, nous admettons tous que nous pouvons le faire, si nous le voulons ; du moins, nous pourrions apprendre à le faire, ce qui revient à pouvoir le faire ; l'idée ici est que la plupart des actions, si l'on y songe, ne sont pas si différentes de l'acte de faire le repassage. La différence est moins qualitative que quantitative ; il y a des actions qui nécessitent de plus haut de degrés de volonté que d'autres.

Contrairement à ce que l'on pourrait penser un peu hâtivement, il ne s'agit pas ici d'un conflit entre le déterminisme et la liberté. Prenons garde à ne jamais confondre déterminisme et fatalisme. Spinoza, quoiqu'il ne cesse d'insister sur le caractère nécessaire de toute chose, démontre les grandes capacités de l'homme ; on sent sa confiance dans l'être humain ; il veut inciter les hommes à toujours ordonner mieux les rapports, à augmenter leur puissance et leur perfection. La mauvaise volonté n'est pas déterministe, elle est fataliste ; la différence est radicale, et c'est ce qui explique pourquoi nombreux sont les déterministes qui incitent l'homme à agir, alors que tous les fatalistes l'exhortent à passivement attendre que les événements se produisent. La vie de Spinoza elle-même est une démonstration de ce point : s'il avait été fataliste et s'il s'était caché derrière l'impossible ou la nécessité toute puissante, il ne se serait pas révolté contre sa communauté par amour pour la vérité et il n'aurait pas risqué sa vie pour écrire de complexes livres destinés à l'opprobre public. 

J'ai souvent observé que ceux qui échouaient dans leurs projets ne voulaient pas vraiment la réalisation de ceux-ci. Cette absence de volonté explique bien des échecs ; la mauvaise volonté, quant à elle, explique de nombreuses aigreurs, contre soi et contre les autres. N'attendons point que le Rubicon ne vienne à nous ; allons-y, et franchissons-le.

13 janvier 2012

XCIX

La plupart des affections ne sont que des habitudes ou des devoirs qu'on a pas le courage de briser.

– Montherlant

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Est-ce uniquement par lâcheté que les hommes aiment à conserver les liens du passé ? La faiblesse seule suffit-elle à expliquer cet étrange acharnement à entretenir en soi un attachement que plus rien, dans le présent, ne justifie ? Au fond, les hommes n'aiment pas beaucoup détruire. Certains se plaisent peut-être à démolir des châteaux, à tuer des ennemis, à démystifier des idoles ; mais cette forme de destruction est toute extérieure ; alors que ceux-là même qui destinent leur existence au meurtre, qu'ils soient chefs de guerres ou assassins, rechignent à dissoudre certains liens compréhensibles uniquement de l'intérieur. L'homme est un être du passé ; il se complaît dans la contemplation des choses vécues et des histoires personnelles passées ; ses souvenirs, et, ce qui importe ici, tout ce qui renvoie à eux, sont protégés, choyés, jusqu'à l'absurde.

Les affections qui nous unissent à un individu sont concentrées sur le passé, le présent, ou l'avenir ; et, ce qui va de soi, dans la plupart des cas, une affection n'est jamais purement au passé, au présent ou au futur. Lorsqu'une affection n'est plus que composée que d'habitudes ou de devoirs, lorsque aucune joie sincère et inattendue ne jaillit de la fréquentation d'une personne, lorsque aucune perspective d'intérêt ou de bonheur à conquérir n'anime la relation, alors, cette affection est sans doute entièrement marquée du sceau du passé ; tout se passe comme si l'affection ne subsistait que par elle-même, par la vision plus ou moins agréable de ce qu'elle a engendré ; nous pourrions presque parler d'une sorte de tautologie affective, si ne se joignait à l'affection l'homme lui-même, responsable de cette intendance qu'il préfère souvent ne pas interroger, de peur de devoir, tout à coup conscient, couper le lien source de tracas qui sont, dans un certain sens, rassurants et réconfortants. Ces affections du passé mériteraient tous, par un coup sec et courageux de la volonté, d'être brisées, si de nombreux inconvénients secondaires ne venaient pas rendre la tâche pénible ; et souvent, l'on s'aperçoit, au moment où l'on se décide à rompre un lien, que cette rupture engendrerait des ennuis plus embêtants que la persistance du lien lui-même. Une affection peut également reposer sur le désir de tranquillité, sur le mépris des enquiquinements superflus.

L'admirable Reine morte de Montherlant montre, en dramatisant une situation somme toute assez courante, la prise de conscience de la persistance vaine et absurde d'un attachement profondément malheureux. J'aime le roi Ferrante. Il m'avait beaucoup ému ; j'avais, en découvrant ses répliques, l'impression de véritablement le comprendre, ce qui n'arrive pas si souvent au théâtre. Cette pièce trop peu lue et représentée donne envie d'être courageux et de s'élever au-delà de l'habitude et des devoirs pour affirmer sa propre volonté, pour ne faire exister plus que des liens libres et joyeux entre soi et les autres.

Parfois, le fameux cri de Gide contre la famille résonne en nous.

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