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Scolies

10 juillet 2012

CCLXXVIII

Il fut un temps que Proust avait jour et nuit un taxi à sa porte, à sa disposition s'il lui prenait la fantaisie de sortir. Il lui arrivait souvent de sortir la nuit, de se faire conduire à la porte d'un bordel. Il priait alors le chauffeur d'aller chercher la patronne. Celle-ci arrivée, il lui demandait de lui envoyer deux ou trois femmes. Il les faisait alors asseoir avec lui dans le taxi, buvant du lait et leur en offrant et passait ainsi quelques heures à parler avec elles de l'amour, de la mort ou de sujets du même genre.

– Léautaud

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J'ai vu que c'était aujourd'hui l'anniversaire de Proust : c'est un devoir et un plaisir pour moi que de le célébrer. Il me semble que mettre en avant cette drôle et magnifique anecdote racontée par Léautaud, trouvée d'ailleurs dans le plus grand hasard, est le meilleur hommage que je puisse rendre à cet homme que j'aime pour plusieurs raisons très différentes. J'ai maintenant envie de dire pourquoi je l'aime, sans même craindre d'évoquer quelques souvenirs personnels. Je pourrais en détailler des dizaines ; je me contenterai de ma première expérience de lecture, si significative à bien des égards.

Je dois à Proust mon premier grand bouleversement littéraire ; mais je m'aperçois bien qu'en parlant ainsi je dis trop peu ; c'est bien plutôt, et sans hyperbole, une révolution intérieure qu'il opéra en moi. J'avais quinze ans, j'étais en vacances en Espagne, et, m'étant décidé à entrer en première littéraire, j'avais pris la résolution de lire sérieusement un grand auteur français de mon propre chef. Auparavant, je lisais déjà un peu, évidemment plus que mes camarades, mais à part Maupassant, dont j'avais lu beaucoup de nouvelles, et un peu de Zola, je ne connaissais à peu près rien de la véritable littérature ; j'avais perdu trop de temps à bouquiner des sottises pour adolescents, et les vestiges de l'institution scolaire ne m'aidaient malheureusement pas à me diriger vers les classiques. Je me souviens que le dernier livre que j'avais lu avant de commencer le premier tome de La recherche du temps perdu était, comme par hasard, le dernier tome d'Harry Potter ; fait hautement symbolique, signifiant le passage d'un monde puéril, uniforme, médiocre, divertissant, bassement plaisant, à un autre monde, le vrai sans doute, complexe, âpre et charmant, imprévisible, révélateur de soi, éveillant les hautes aspirations de l'homme en même temps que les fermes exigences de la vraie vie. Changer de monde romanesque, c'est changer sa propre perception du monde, c'est changer son monde intérieur. Le choc entre deux univers aussi antagonistes ne pouvait qu'être brutal ; toutefois, et j'en fus étonné, je ne manifestais pas la moindre résistance ; j'étais converti, tout simplement. Converti non pas à Proust seulement, mais à la Littérature, à l'Art, à la Culture, ou plutôt, pour employer cet mot si riche qu'on n'emploie plus guère, aux Humanités. Je sentais à la lecture de Proust que je devais abandonner mes activités médiocres pour m'adonner entièrement à la culture des Humanités ; ce n'est point mon entendement qui formulait ce devoir, réellement impérieux en moi, mais mon coeur, trop heureux d'avoir trouvé une source de lumière pour ne pas immédiatement en chercher et en développer mille autres. De sorte que je peux dire, sans exagérer, que c'est à Proust que je dois mon empressement soudain et chaleureux pour la culture humaine, qui m'avait tant échappé jusque là ; l'enthousiasme qu'il parvint à me transmettre me permit d'aller fervent et allègre, de rapidement combler mon retard, immense. Maintenant il me semble évident que Proust, c'est bien plus que de la littérature, c'est toute la culture existante et possible contenue en une cathédrale ou une robe, c'est ce bloc parfait, idéal, immobile, quoique toujours source de nouveaux mouvements humains pour quiconque a un esprit digne de lui. En ce sens, Proust, génie total, est à la fois un commencement et un achèvement de la culture. Bon anniversaire, Marcel, je vous dois mon premier grand bonheur littéraire, mon élan pour la culture tout entière, et la joie de mon amour le plus cher. 

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9 juillet 2012

CCLXXVII

Ce que je veux de toi, ce n'est point faveurs vaines, 
C'est l'âme de ton corps, c'est le sang de tes veines, 
C'est tout ce qu'un poignard, furieux et vainqueur, 
En y fouillant longtemps peut prendre au fond d'un coeur. 
Va devant! Je te suis. Ma vengeance qui veille 
Avec moi toujours marche et me parle à l'oreille. 
Va! Je suis là, j'épie et j'écoute, et sans bruit 
Mon pas cherche ton pas et le presse et le suit. 
Le jour tu ne pourras, ô roi, tourner la tête 
Sans me voir immobile et sombre dans ta fête; 
La nuit tu ne pourras tourner les yeux, ô roi, 
Sans voir mes yeux ardents luire derrière toi!

– Victor Hugo

Hernani

Aujourd'hui, Victor Hugo m'a écrasé. L'Himalaya m'est tombé dessus sans prévenir. Je suis humilié dans le sens étymologique du terme, c'est-à-dire ramené à l'humus, à la terre ; j'ai banni de mon être toute vaine prétention à une grandeur quelconque ; j'ai compris, que, comme Ruy Blas, dont il n'est pourtant pas question ici, je suis un ver de terre amoureux d'une étoile. Je n'étais pourtant pas particulièrement disposé à me prendre un tel coup dans le coeur ; je voulais calmement finir mon après-midi en me délassant de mes lectures lourdement philosophiques, et je me suis ingénuement dit qu'une petite pièce classique de Victor Hugo telle que Hernani me changerait de Hegel. J'ai tout lu d'un coup, j'ai été transporté, et je ne pouvais m'empêcher de gueuler les tirades, en regueulant d'un air d'extase les vers qui m'avaient paru particulièrement remarquables. 

Comme j'ai longtemps méprisé Victor Hugo ! J'ai honte aujourd'hui de ma présomption. Pour la première fois peut-être, je me suis exclamé, sans réticence aucune : cet homme est un génie, cet homme est un dieu ! Il y a chez lui un don pour hisser le lecteur jusqu'au sublime et rendre enthousiastes les coeurs affadis. La violence sauvage des expressions, pourtant toujours parfaitement contrôlées, transportent loin et affermissent l'exaltation suscitée par les situations. La fougue s'étend en crescendo et l'indifférence n'est pas permise. La beauté impétueuse bouscule toute l'âme. Je trouve qu'il y a beaucoup de Corneille dans cette pièce, lequel a toujours eu mes faveurs ; j'aime au théâtre à contempler des âmes dont la volonté est toute puissante et dont la dignité en impose au spectateur. Ce grand bonheur, Victor Hugo me l'a prodigué en abondance ; et je recommande à tous les coeurs refroidis par la monotonie de gueuler également les répliques jamais dénuées de verve de ces Don Carlos, Don Ruy Gomez, Don Sol, et Hernani. Les coeurs ont une flamme qui doivent être entretenue. 

8 juillet 2012

CCLXXVI

Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis,
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante,
Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante :
Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits.

– Du Bellay

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L'art est consolateur. Pourquoi ? Au contraire, ne dit-on pas souvent qu'exprimer son amertume et répéter ses plaintes ne font qu'aggraver la souffrance ? On ne sort pas de cette impasse tant qu'on ne voit pas dans l'art la discipline s'exerçant sur le sujet contemplatif et encore davantage sur l'artiste lui-même. Il faut même aller plus loin, et dire que l'on ne peut rien comprendre du tout à l'art si l'on ne part pas du constat que les sentiments se règlent et se modèrent par l'expression disciplinée. Il n'y a donc rien de plus faux que l'idée selon laquelle l'artiste transmet spontanément ses émotions à des spectateurs ; ses émotions ne constituent que le fondement de son oeuvre, bientôt élevées, civilisées, et rendues communes à tous par l'effet des contraintes vertueuses.

Se plaindre à son ami que l'on est malheureux, en accusant violemment le sort, en gesticulant chaotiquement, en communiquant sans réflexion les pires idées venant à l'esprit, et chanter son malheur, cela est tout à fait différent. Lorsque que l'on parle sous le coup de l'émotion, les paroles dangereusement se précipitent, et rien ne limite la malheureuse effusion. L'art méprise ces tristes bavardages sans règles. Être artiste, vivre en artiste, c'est d'abord avoir une saine puissance sur soi, ce que la danse montre mieux que tous les autres arts. Le chant le fait bien voir aussi ; car la musique ne tolère point l'impureté des émotions indisciplinées ; elle exige la supression de tout ce qui n'entre pas dans le sévère carcan de l'harmonie, ce qui se voit avant tout par la position parfaitement réglée du corps. Les professeurs de chant apprenent à bien se tenir ; c'est que sans cette discipline physiologique, le chant pur ne peut apparaître. De plus, et on pourrait disserter sur ce sujet longuement, la musique est rythme : le musicien comme l'auditeur doit faire l'effort de suivre ces successions ordonnées de notes allant en un chemin déterminé. L'art est la négation du chaos ; il est une victoire sur le désordre. 

La poésie est fondamentalement musique. La contrainte y est beaucoup plus marquée que dans la prose, ne serait-ce que par la nécessité de plier l'expression aux règles strictes de la versification. C'est pourquoi, je le dis en passant, le vers libre est la négation de la poésie véritable, riche de contraintes fécondes ; et l'on doit commencer par être esclave de la versification pour aboutir à la création d'une poésie réellement libre. La liberté ne commence jamais par la liberté ; mais de cela, une autre fois. La poésie est donc contrainte ; comme la musique, elle est rythme ; l'oreille attend et devine la rime ; l'esprit est actif, s'il écoute réellement, et doit se conformer aux règles. Mais la poésie est discipline par d'autres choses encore, par la nécessité de la prise de distance vis-à-vis de soi-même, par le besoin d'universaliser le sentiment en un langage commun, par le désir ardent d'être fort, ce qui ne peut se faire que par l'épuration de ses propres sentiments. D'où la catharsis d'Aristote, indépassable, malgré les incompréhensions et les sottises nietzschéennes. D'où Lamartine et Musset, qui pleurnichent moins qu'ils ne se consolent par le chant maîtrisé.

7 juillet 2012

CCLXXV

Le rire fou serait donc sublime par la confiance. D'où l'on conclut trop vite que l'esprit se moque de tout. Il ne se moque point ; mais plutôt il se délivre. De quoi ? Peut-être de tout devoir. Peut-être de haïr ; peut-être d'aimer.

– Alain

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Il y a une vertu de l'abandon de qui est presque systématiquement occultée par nos spécialistes en morale. Il faut considérer le fou rire, qui, à ce qu'il semble, a des effets similaires à ceux du bâillement : par ce geste, on rejette d'un mouvement apaisant toutes les pesanteurs du monde, on envoie balader pour quelques instants tous nous ennuis, aussi graves soient-ils. Je vois une grande beauté dans le prosaïsme de ces détentes du corps. Il est remarquable que l'abandon de soi se fait toujours pas le corps, sans quoi cette expression ne veut pas dire grand chose. Qu'est-ce que serait un abandon de l'âme, si le corps demeurait continuellement tendu et rigide ? Pour délasser l'esprit, il est nécessaire de commencer par délasser le corps ; d'ailleurs, il le fait un peu par lui-même, car il est impossible de vivre sans relâchement. Sur ce point, l'observation des animaux éclaire le comportement des hommes.

L'abondance effrayante des fous rires après des forts moments de tension s'explique alors facilement. Par là je comprends aussi pourquoi j'ai été plus d'une fois tenté de laisser éclater un fou rire au beau milieu d'un cours sévère. Les folies après les examens viennent d'un besoin naturel du corps de s'abandonner tout à fait après avoir subi une épreuve exténuante par son exigence de concentration et la tension extrême s'installant naturellement en soi. Après cette tension extrême, il y a un temps pour la détente extrême, sauvage ; il faut que la frivolité et la légèreté triomphent, au moins quelques instants. Il y a du sublime dans cet anéantissement violent de tout devoir et dans la mise à l'écart sans appel de toute responsabilité. Même nos passions cessent de nous assaillir pendant ces heureux moments de délivrance. Le fou rire est une fuite de la moralité ; et, sans doute, pour éviter que la morale ne se transforme en lourde moraline, il est indispensable de rejeter parfois au loin, par ces joyeuses convulsions du corps, toutes nos prescriptions, nos règles de conduite, nos repentirs et nos résolutions. Le fou rire est la rédemption du corps tendu ; c'est dire à quel point il est nécessaire à la santé de l'esprit. 

6 juillet 2012

CCLXXIV

Toujours un petit doute à calmer, voilà ce qui fait la soif de tous les instants, voilà ce qui fait la vie de l'amour heureux. Comme la crainte ne l'abandonne jamais, ses plaisirs ne peuvent jamais ennuyer. Le caractère de ce bonheur, c'est l'extrême sérieux. 

– Stendhal

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Le plaisir de l'amour n'est point un plaisir pur ; sensation équivoque par excellence, l'amour, même heureux, est mêlé de milles inquiétudes et violentes piques contre notre âme ; et si l'on peut certes parler de bonheur amoureux, ce n'est jamais dans le sens négatif du concept de bonheur, c'est-à-dire comme absence de troubles. Manger du saucisson est un plaisir pur, à ce que je crois ; rien n'altère le bonheur des papilles qui savourent ce mets sacré de tous les bons vivants qui se respectent. Ceci dit, on voit de plus en plus souvent que les plaisirs de la table sont gâtés par la pensée du contrôle despotique de son poids ou par la tyrannie ridicule, mais de plus en plus envahissante, de la diététique de pacotille qui essaye, bien vainement dans mon cas, de nous faire culpabiliser à chaque consommation un peu trop joyeuse de gras. Malheureux ceux qui ne savent goûtent le plaisir pur et innocent de dévorer avec gourmandise une tartine de beurre salé !  

Le plaisir de l'amour, lui, ne saurait être pur, car la passion de l'amour implique, en son idée même, le doute incessant sur ses sentiments et sur ceux de l'aimé, ce que Stendhal fait mieux voir que quiconque. Point d'amour-passion sans ce doute qui aiguise le sentiment ; point de passion du tout sans tension, sans conflit cherchant une résolution, sans obstacles à la réalisation des penchants. Le caractère irrémédiablement douloureux de la passion amoureuse a fait souvent comparer cette dernière a une maladie de l'âme. Oui, d'accord, mais maladie volontaire dont on redouterait le vaccin et le remède. Au fond, presque tous les amoureux ne regrettent pas d'aimer ; et lorsqu'ils affirment, dans un mouvement plus rhétorique que sincère, qu'ils auraient préféré ne jamais tomber amoureux, n'avoir jamais rencontré cet être maudit envahissant leur esprit, et demeurer peinards dans leur vie paisible et sécurisée, ils ne pensent pas réellement ce qu'ils disent. Les amoureux ne peuvent s'empêcher de vénérer Éros, le bourreau sans pitié de leur tranquillité et la source adorée de leur brasier intérieur. Il est probable que le bonheur se trouve davantage dans le tumulte des coeurs que dans la tranquillité ennuyeuse de l'existence sans passions, sans inquiétudes, sans contrastes, et sans ces élans douloureux de l'âme qui animent notre être tout entier. 

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5 juillet 2012

CCLXIII

Il n'est point de douceur en ce monde Gwendor ! rien que de légende ! Tous les royaumes finissent dans un rêve !...

– Céline

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C'est ce qu'on a envie de gueuler dans les oreilles mielleuses de George Sand quand on a passé une après-midi à lire ses élucubrations de grande Infirmière de l'humanité. Ah ! George Sand ! Je t'admire et je te méprise ! Je suis peiné de ton ambivalence dramatique, toi qui mêle la création de caractères uniques et élevés aux discours les plus grotesquement emphatiques et occultistes de toute la littérature ! Il n'y a rien de plus décevant qu'un auteur génial qui gâche ses productions ambitueuses en les décorant, en les pourrissant par des fumisteries pour bonnes femmes, ce en quoi semble malheureusement exceller l'attachante Aurore Dupin. Pourquoi, chère mère de Consuelo, fallait-il que tu fréquentes ces Leroux, ces Lamennais, et tant de charlatans superstitieux qui ont ravagé ton entendement en y introduisant le socialisme occultiste le plus ridicule et honteux qui soit ? Va, tu n'aurais dû t'adresser qu'à des Flaubert, et tu n'aurais pas eu l'occasion d'engendrer en ton cerveau autant de niaiseries ravageuses du bon sens ; va, tu aurais mieux fait de t'occuper de pure littérature ou te de te plonger dans la philosophie véritable plutôt que de t'attacher à ces stupides sectes hérétiques qui t'enchantèrent pathétiquement ! Tes hussites à la noix m'ont fait gueulé des cris de ralliement au rationalisme comme jamais il n'en sortit de ma bouche ; tes histoires de convocation de morts, d'anabases, de trinité révolutionnaire m'ont fait proférer des insultes infâmantes à ton égard, à toi que j'aime tellement, à toi, la mère sainte de Consuelo ! Quel chef-d'oeuvre tu eusses pu écrire si tu ne t'étais pas éloigné des grands sujets universels que tu développais si bien, allant de la musique, des complexités de l'amour, du dévouement sublime, du serment aux autres et à soi, jusqu'au triomphe de l'art par la domination des passions, pour t'en aller divaguer avec ta secte des Invisibles, tes histoires de revenants à mourir debout, ta réconciliation impie avec le Diable et avec le monde entier, façonnant ainsi un superstitieux univers romanesque qui nuit à l'épanouissement de tes personnages magnifiques ! Avec davantage de sobriété et moins de longueurs et de superstitions, ton ouvrage eût été l'un des plus beau du XIXème siècle, et j'eusse presque oublié que tu fus avant tout une femme peureuse qui passa ton temps à chanter la révolution dans tes rêveries et tes livres pour mieux la fuir dès qu'elle arriva réellement et âprement sur ta gueule de rentière épouvantée. 

4 juillet 2012

CCLXXII

Ἦ τοι μὲν πρώτιστα Χάος γένετ᾽.

– Hésiode

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Si l'on ne fait pas l'effort de travailler le sens des mots grecs et latins, on se retrouve rapidement à faire de dangeureux contre-sens du fait de notre dépendance à des traduction souvent imprécises et inexactes. Ainsi, jusqu'à aujourd'hui, et je ne dois pas être le seul, j'avais toujours compris que dans la cosmogonie grecque, avant la naissance de l'univers, il n'y avait que le Chaos ; et par Chaos, j'entendais désordre, par opposition au cosmos, c'est-à-dire au monde ordonné. Avant Gaïa et Ouranos, c'était le bordel, en somme ; et c'est cette représentation confuse qui dominait mon esprit dès que j'y songeais. C'est la lecture de la Théogonie d'Hésiode dans l'excellente édition des Belles Lettres qui m'a éclairé. Grâce à une note, pour une fois réellement utile, j'appris donc que Chaos ne signifie pas du tout désordre, mais bien plutôt Abîme ou Béance, puisqu'il s'agit d'un dérivé du verbe χαίνειν, s'ouvrir. Ce n'est pas du tout la même chose, même si l'on peut comprendre pourquoi on en est venu, apparemment depuis Ovide, à entendre désordre par Chaos. Aussi, l'élément primordial de la cosmogonie grecque est bien plus intéressant et déterminé considéré ainsi, puisque je comprends désormais l'opposition entre Chaos, et Gaïa, la Terre, solide, stable, comblant l'Abîme, la Béance, la Faille, le grand Trou, ou ce qu'on voudra. De là le sens évident de l'apparition d'Éros, ὃς κάλλιστος ἐν ἀθανάτοισι θεοῖσι, juste après l'évocation de Chaos et de Gaïa. 

3 juillet 2012

CCLXXI

Je pense qu'il n'y a personne qui ait rendu plus mauvais service au genre humain que ceux qui ont appris la philosophie comme un métier mercenaire.

– Sénèque

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Disons-le franchement : il y a deux sortes bien distinctes d'étudiants de philosophie. Le premier est un étudiant en sciences humaines comme les autres, qui prend Descartes comme on prend un tableau de statistique sociologique, c'est-à-dire scolairement, sans vibrer, sans vocation particulière, sans éprouver de bouleversements ou de joies philosophiques ; sa discipline et sa vie ne sont liées qu'artificiellement, et il n'y a alors guère besoin de chercher bien loin la description de sa vie quotidienne : c'est la vie de tous les jeunes universitaires, prévisible, mécanique, faite de grossières déclarations d'amour au gauchisme le plus imbécile, et tristement pétillante du festivisme nihiliste caractéristique de notre époque. J'écarte volontairement de ma vue cette première sorte d'étudiant pour regarder le second, le seul digne d'intérêt, l'étudiant intempestif dont le regard sur le monde est par bonheur transformée par la philosophie. De l'extérieur, sa vie ne semble pas si différente de celle des autres étudiants ; c'est dans l'intérieur que l'essentiel se joue. Ainsi, l'étudiant en philosophie véritable peut bien faire la chouille et se jeter allègrement dans les délices de Capoue, mais il le fera avec ses yeux qui ont osé lire Pascal et avec son entendement qui a eu la force de comprendre la misère du divertissement ; moraliste, mais non moralisateur, habile, mais non demi-habile ; et les philosophes, qui sont tous lecteurs de Pascal, auront bien sûr compris.

Toute la vie quotidienne, avec ses épisodes hasardeux mais également avec sa banalité, est l'occasion de nouveaux étonnements et créateur de nouveaux chemins de compréhension. L'intelligibilité du réel n'est point une vaine formule faite pour décorer les dissertations ; l'étudiant en philosophie l'expérimente tous les jours. Aussi, les fulgurances philosophiques existent : c'est en buvant un soir du vin et en essayant vainement de décrire à mon joyeux camarade les arômes complexes se précipitant dans ma bouche que j'ai soudain compris, je veux dire en toute sa profondeur, la fameuse formule de Kant résumant l'essentiel de sa théorie de la connaissance : « L'intuition sans concept est aveugle, et le concept sans intuition est vide. » En effet, par cette expérience, j'ai compris que la différence entre l’œnologue et moi au moment de la dégustation, venait de ce que, pour ma part, en tant que buveur amateur, j'avais certes l'intuition, c'est-à-dire les goûteuses informations données par mes sens, mais je n'avais malheureusement pas les concepts adéquats me permettant d'analyser le vin et de faire les distinctions dont ne peut se passer la science. Moi, noyé dans mon océan de saveur indistincte, je ne jouissais que par les sens, tandis que l’œnologue peut doubler le plaisir des sens par le bonheur de comprendre. La philosophie, contrairement à tant d'autres disciplines, est avant tout une attitude et une pratique ; capable d'engendrer de véritables conversions, elle altère nécessairement, dès qu'elle est prise au sérieux, notre regard sur le monde notre exercice du jugement. Le Manuel d'Épictète n'est point un simple document historique ou une simple matière à commentaire, et à peu près tous ceux qui ont lu sérieusement ce livre ont remarqué un changement considérable dans leur conduite au terme de leur lecture. Par là j'en arrive progressivement à cette dernière caractéristique, mais capitale, qui est le propre de l'étudiant en philosophie authentique : c'est qu'il ne vise point à comprendre Épictète, Platon ou Descartes comme on comprendrait un théorème de mathématique ou la loi de la relativité ; bien plutôt, il cherche à être lui-même Épictète, Platon ou Descartes dès qu'il entreprend leur étude, prenant le parti de faire et refaire le même chemin que ces maîtres éternels. Le seul rôle de l'institution universitaire est d'aider à parcourir ce chemin. 

2 juillet 2012

CCLXX

Même parmi les bêtes brutes, on dit que quelques-unes ont de la prudence : ce sont celles qui, pour leur propre vie, paraissent avoir une certaine capacité de prévision.

– Aristote

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En revanche, certains rares individus, pourtant rattachés à l'espèce humaine, semblent entièrement dépourvus de cette vertu de prudence, de φρόνησις si chère à Aristote. En effet, qui n'a déjà vu, au cours de sa vie, de ces hommes sauvages, qu'on appelle fous, et qui, téméraires, soumis à leurs pulsions et à leur présent, négligent toute pensée de l'avenir en se lançant, aveugles, vers des actions inconsidérées et nuisibles à long terme ? J'ai rencontré un exemplaire de cette sorte malheureuse d'être humain il y a peu, et je crois que je m'en souviendrai pendant longtemps ; je ne pourrais point aisément oublier une accumulation aussi catastrophique de tous les défauts qui peuvent se réunir en une seule entité vivante. Les monstres sont plutôt à trouver parmi ces hommes là que parmi les hommes souffrant de disgrâces physiques ; et moi-même j'aurais préféré mille fois rencontré je ne sais quel monstre à face hideuse plutôt que ce nabot dont la conscience morale est demeurée à l'état de chantier en construction et qui m'a fait presque désespérer de la nature humaine, du moins pendant ces quelques jours où j'ai dû enduré sa présence intempestive. Je pense avoir mieux compris la conscience morale de Rousseau en voyant un être qui semblait n'en être définitivement pas pourvu plutôt qu'en me représentant, de façon trop abstraite, un instinct divin providentiellement incorporé en tous les êtres humains. Voilà donc un monstre soudain embarqué dans ma vie, qui s'inscruste grossièrement en mon existence de nature plutôt xénophobe, et qui provoque mille enquiquinements fort variés en écoutant systématiquement et immédiatement ses instincts abjects, lui faisant se servir sans gêne dans mes bouteilles et dans mes paquets de gitanes, brisant ainsi toutes les règles de politesse qui fondent la vie en commun et la civilisation tout entière. Il n'y a rien de plus intolérable que ces contempteurs de la politesse qui abusent de la courtoisie des autres pour satisfaire leurs misérables penchants. Que faire de ces monstres là, nuisibles à tous, et qui ne peuvent de toute évidence pas être rétablis dans le droit chemin, ni même dans un chemin quelconque ? Il risque de ne pas y avoir de réponse satisfaisante. 


1 juillet 2012

CCLXIX

Le premier effet de l’imagination est toujours dans le corps.

– Alain

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Les effets terribles de l'imagination sur le corps sont visibles en toutes les circonstances. Ainsi, avant de passer sur scène ou de passer son oral d'anglais, lorsque nous nous représentons en train de galérer devant le public ou l'examinateur, nous pouvons éprouver de brusques maux de ventre ou de troublantes douleurs serrant notre poitrine   qui altèrent notre concentration, pourtant si précieuse en ce moment précis. De même, si nous avons peur des araignées et que nous en voyons une devant nos yeux, cherchant alors à l'écraser avec une pantoufle dans un moment de vaillance, nous souffrirons de tremblements qui paralysent notre corps tout entier et qui nous empêchent de passer à l'action. Justement, la réponse de la question posée par l'imagination est dans la question elle-même, à savoir : comment passer à l'action ? Précisément en cessant d'imaginer et de se représenter l'action, pour réellement passer à l'action, en mettant en mouvement le corps, sans penser et sans attendre ; il n'y a pas d'autre remède. Il faut cesser de penser à l'araignée, et propulser franchement la pantoufle. Fermer les yeux en cette situation peut être une bonne solution, car c'est surtout l'aspect hideux de l'insecte qui nourrit la peur imaginaire. Aussi, il me semble qu'on néglige toujours le rôle majeur du corps, non seulement dans le prognostic de nos maux, souvent d'origine imaginaire, mais également dans le remède de ces derniers, qui consiste toujours à mettre en marche le corps et à passer enfin à l'action. L'action contre l'imagination. 

30 juin 2012

CCLXVIII

Νοῦς ὁρᾷ καὶ νοῦς ἀκούει, τἆλλα κωφὰ καὶ τυφλά.

– Platon

Platon

La perception et le jugement, ces notions essentielles de la philosophie, ne se comprennent pas du tout si l'on ne considère que le rôle des sens ou que l'on néglige le rôle de l'entendement. Tous les philosophes dignes de ce nom l'ont compris et ont insisté sur le rôle primordial de l'entendement dans le jugement. Mais il n'y a nul besoin de lire de vastes traités pour comprendre ce point majeur ; il suffit de se laisser instruire par notre expérience quotidienne, riche en petites illusions amusantes et formatrices. Ainsi, comme l'entendement n'entend que ce qu'il veut entendre, il entend la sonnerie du téléphone portable lorsque nous attendons un problème au moindre petit bruit pouvant ressembler à la sonnerie ; ainsi, comme l'entendement ne voit que ce qu'il veut voir, il voit partout une personne aimée dans la rue lorsque nous songeons à celle-ci. Le coeur du jugement est ainsi dans l'interprétation que fait l'entendement des informations données par nos sens, et c'est tous les jours que nous le remarquons.


*L'entendement voit, l'entendement ouït, tout le reste est sourd et aveugle.
29 juin 2012

CCLXVII

Aimant avant tout la paix et le repos je n’ai jamais trouvé en toi que troubles, orages, larmes ou colère. 

– Flaubert

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On ne peut pas à la fois jouir des aventures du coeur et de la tranquillité de l'âme ; il y a là une contradiction insoluble,  implacable, irrémédiable ! Au fond, le problème ne vient pas de notre femme, mais de ce que nous voulons, nous ; il faut savoir vouloir ce qui est le mieux pour nous, et le vouloir réellement. L'homme qui se plaint des jérémiades incessantes de sa femme, en lui reprochant amèrement ses caprices fatigants et ses émotions bruyantes, et nous sommes tous un peu cet homme là, ne mérite que ce qu'il a voulu. C'est l'amour de Dieu qui conduit à la paix de l'esprit, non l'amour des femmes ; et si nous voulons consacrer entièrement notre vie à l'art, à la religion, ou à une activité quelconque exigeant la paix de l'âme, il va de soi que nous ne pourrons pas nous comporter comme des Don Juan. Entre le mouvement, d'ailleurs souvent instructif et fécond, des passions de l'âme, et l'équillibre de l'esprit favorable à la plénitude des forces, il faut choisir. Flaubert l'a compris ; et il a bien choisi.

28 juin 2012

CCLXVI

Elle ne connaissait pas ceux qui lui faisaient face, mais elle reconnut, à une seule iigne de l'épaule, celui qui tournait le dos et qu'un garçon de café lui cachait presque tout entier. Elle sentit une contraction douloureuse de l'estomac, un étouffement à la gorge, une brûlure de sang aux joues, une angoisse indicible, en même temps qu'une affluence de délices trop fortes l'envahissait.

– Anatole France

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Ici je vois la puissance des écrivains. Les philosophes auront beau multiplier les théories et les concepts, ils ne parviendront jamais à saisir l'amour ou tout autre sentiment comme peuvent le faire les grands écrivains. Ce petit extrait, issu de Jocaste, n'a l'air de rien, et je doute même que les rares lecteurs de ce livre fassent attention à ce rapide passage ; pourtant, à ce qu'il me semble, tout y est et que l'on ne saurait mieux décrire l'émotion suscitée par la rencontre inattendue de l'être aimé. Émotion est ici le mot juste, car c'est de mouvement corporel dont il s'agit ici. Une bonne description de l'amour commencerait par l'émotion amoureuse pour aller progressivement jusqu'à la passion et le sentiment de l'amour ; cette première phase est généralement négligée, même par les plus grands. 

Avec Anatole France, j'aperçois ce chemin amoureux que tous les êtres humains ayant vraiment vécu ont expérimenté ; je vois l'appréhension imprévisible de cet être que l'on veut voir partout mais qui est soudainement réellement présent ; je comprends la rapidité instinctive de la femme amoureuse qui devine l'identité de l'homme aimé ; et surtout, je retrouve cet enchaînement troublant de modifications physiques, allant de la chaleur douloureuse au plaisir gêné, en quoi consiste toute l'émotion de la rencontre amoureuse. Il faut être réellement amoureux pour sentir cet étrange entrelacement de malaise et de bonheur envahissant tout le corps ; cette position est exactement l'inverse de celle du séducteur sûr de lui-même, ne doutant pas de lui, ne voyant que l'objet à conquérir. Ici, tout est trouble, et tout est plaisant ; l'imprévisibilité de l'apparition tant attendue transporte en une joie indescriptible en même temps que l'angoisse paralysante prend le dessus sur le corps tout entier. Ici est l'amour, concret, réel, empirique, ou je n'y comprends définitivement rien. 

27 juin 2012

CCLXV

On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : j'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.

– Alfred de Musset

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Il y a une tyrannie des masques de plâtres. Toute la beauté et toutes les heureuses possibilités d'un être peuvent être gâchées par ces figures artificielles plaquées sur des visages naturels. Dans la pièce de Musset, Perdican s'en prend à l'éducation religieuse et au modèle de vie insipide et lâche inculquée aux jeunes filles sans expérience de la vie. Des vieillards grincheux, comme le dit en substance je ne sais quelle maxime de La Rochefoucauld, aiment à blâmer la jeunesse pour les vices qui leur sont désormais inaccessibles ; des maîtres impérieux gravent en des têtes innocentes des doctrines pernicieuses consistant à dénigrer le monde et le jeu de l'existence ; ce sont eux, avec bien d'autres, qui façonnent les êtres factices dont nous nous plaignons aujourd'hui. Le refus d'affronter le mouvement tumultueux de la vie est une posture qui dissimule un sentiment de supériorité et surtout une grande lâcheté ; et la décision que prend Camille ne s'explique que par l'orgueil joint à l'influence néfaste qu'exerce sur elle des nonnes pleines d'amertume. Toute la tirade célèbre de Perdican consiste à renverser cette influence, à prendre le parti dangereux et imprévisible de la vie, qui est vie véritablement et précisément parce qu'elle est dangereuse et imprévisible. Accepter de jouer le jeu de l'existence, ce n'est peut-être pas nécessairement gagner le bonheur, mais c'est toujours gagner la vie elle-même en faisant le choix de briser les différents carcans rigides imposés par des êtres incompétents et déplorables. On ne retrouve pas son naturel sans ce combat contre notre masque de plâtre. Les rebelles, que je n'ai jamais su tolérer, sont des matamores demi-habiles qui gaspillent leur énergie pour essayer, bien vainement, de briser diverses institutions et constructions politiques, en piteux séditieux n'apercevant point que la source de leur libération est en eux-mêmes, et que c'est leur propre visage qu'il faut sauver de la facticité. C'est sur soi que s'installe le masque de plâtre à fissurer, non ailleurs. 

26 juin 2012

CCLXIV

Tout-puissants étrangers, inévitables astres
Qui daignez faire luire au lointain temporel
Je ne sais quoi de pur et de surnaturel ;
Vous qui dans les mortels plongez jusques aux larmes
Ces souverains éclats, ces invincibles armes,
Et les élancements de votre éternité.

– Paul Valéry

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Les astres ont élevé la pensée humaine. Il est probable que les premières méditations métaphysiques viennent directement de la contemplation du ciel étoilé, énigme infinie offerte à tous les hommes. Ce monde lointain où brillent des point lumineux se mouvant en un rythme fixe, suivant l'ordre de notre sphère céleste, apparaît comme un autre monde, supérieur, inaltérable, incorruptible. Le jour, les hommes voient les éléments s'altérer à chaque instant ; tout périt en une petite seconde ; tout se meurt et puis renaît ; les monuments les plus solides s'effondrent par la seule action humaine. La nuit, ce sont toujours les mêmes étoiles immuables qui sont regardées par les yeux émerveillés des hommes ; rien ne peut les détruire, ni les hommes, ni le temps, ni aucun dieu vengeur ; et c'est ainsi que naît l'idée d'éternité. Contempler les astres, élever son regard et son esprit jusqu'au ciel, c'est se désintéresser momentanément des contingences éphémères de la terre, c'est appréhender un monde parfaitement ordonné, signe sans pareil de la présence du divin. L'astronomie, en ses commencements, touche Dieu à chaque nouvelle découverte. Le cosmos, c'est-à-dire l'idée d'un monde harmonieux, est intimement lié à la contemplation et à l'étude du ciel étoilé, comme on le voit dans Aristote. Aussi, sans la pensée de l'astronomie, nous manquons le commencement de la métaphysique, et nous discourons vainement dans l'abstraction creuse. La seule bonne manière de faire de la métaphysique serait donc de partir des premiers balbutiements spéculatifs de l'humanité pour progressivement avancer jusqu'aux énoncés solides et précises de la science positive, lesquels resteront incompréhensibles si nous occultons le début du chemin humain. C'est par la perception du lointain que tout commence.

25 juin 2012

CCLXIII

De tous temps, les plus sages ont porté le même jugement sur la vie : elle ne vaut rien...

– Nietzsche

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C'est ainsi que commence Le problème de Socrate, qui est l'un des chapitres qui contient le plus de sottises dans toute l'oeuvre de Nietzche. Même lorsque j'étais un nietzschéen fervent, c'est-à-dire un imbécile exalté, ce chapitre m'irritait et me faisait douter de la pertinence de la perspective nietzschéenne. Cette première phrase donne le ton : il s'agit en quelque sorte de l'erreur originelle de Nietzsche, celle qui l'a condamnée à enchaîner les mauvaises interprétations et les caricatures indéfendables. Le problème de Nietzsche fut d'avoir cru voir le nihilisme partout, même dans les gestes les plus insignifiants, d'avoir cru détecter de l'idéal ascétique là où il n'y avait que l'exigence d'une discipline purificatrice, d'avoir cru repérer un mépris pour la vie là où il n'y avait que des observations un peu hautaines sur la vanité humaine. 

Les sages ne dénigrent pas la vie, mais un type de vie. Ce qu'ils dénoncent, ce sont les vies qui sont indignes par rapport à ce que pourrait faire l'homme ; c'est justement parce que ces hommes aiment la vie et qu'ils aiment les hommes qu'ils développent de hautes exigences, incomprises par le vulgaire insouciant et surtout par la condescendance de Nietzsche. Les sages proposent un idéal de vie ; et il ne saurait y avoir de détermination dans l'idéal sans exclusion de diverses qualités qui permettent à l'idéal de se concrétiser : on détermine davantage un idéal par la voie négative que par la voie positive. D'où un ton parfois déplaisant qui peut passer pour de l'amertume et du ressentiment, chez quelque uns. De toute évidence, un homme dont la vocation est d'enseigner aux autres quelle est la meilleure manière de vivre, cette manière fût-elle mauvaise, ne peut pas dénigrer la vie, au fond. Ceci est d'autant plus risible que Nietzsche, contrairement à certains sages dont il se moque injustement, n'a pas manifesté, tout au long de son existence, un goût très marqué pour la vie.

24 juin 2012

CCLXII

Être avec des gens qu'on aime, cela suffit ; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux tout est égal. 

– La Bruyère

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Lorsque nous faisons connaissance avec quelqu'un, nous nous sentons obligés de lui parler, de tenir des propos intéressants, d'avoir une conversation ininterrompue ; les moments de silence sont craints, comme si c'était une offense de montrer que nous n'avons rien de particulier à dire. C'est l'une des raisons pour lesquelles la présence d'un inconnu avec qui nous sommes obligés de sympathiser est contraignante et fastidieuse ; nos paroles sont forcées, les sujets de discussions artificiels, et cela se voit. Ceux qui n'aiment pas aborder les inconnus ou se faire présenter à quelqu'un sont peut-être avant tout des personnes qui sent trop ce combat désagréable contre le silence, qui vient si naturellement.

Heureusement, tout est différent avec les êtres que nous connaissons et que nous aimons. Avant tout, la familiarité et la complicité remplacent les obligations artificielles et le respect ennuyeux : avec nos proches, nous pouvons nous laisser librement aller à notre naturel, et cette liberté dans l'abandon de soi est sans doute ce qui permet de distinguer nos simples connaissances de nos amis véritables. Avec eux, la conversation n'est jamais forcé ; lorsque le silence s'impose, nous le laissons paisiblement s'installer ; et nous sommes bien, simplement. Ce que l'on ne comprend pas toujours, et qui est pourtant vérifié tous les jours par l'expérience, c'est que l'amour ne se situe pas dans l'intérêt que l'on trouve à la conversation, et que ce n'est pas parce que quelqu'un est utile ou instructif que nous allons nous mettre à l'aimer. Par ailleurs, l'expression de l'amour et du bien-être se passe très bien des mots, ce qui est visible dans les bonnes familles, dans les familles heureuses, où l'on voit que la présence de l'autre vaut en tant quel tel, sans souci d'intérêt ou de quoi que ce soit d'étranger à la personne elle-même. L'amour se contente de présence et se moque des beaux mots.

23 juin 2012

CCLXI

— Joséphine, je voudrais avoir le temps comme avant.

— Le temps de quoi ?

— Le temps, pas plus. Je veux dire que maintenant il y a toi.

— Tu n'as plus envie de moi ?

— Si.

— Tu ne m'aimes plus ?

— Si, je t'aime, mais ce qu'il faut savoir, Joséphine, c'est qu'autour de nous, il y a, malgré tout, le monde tout entier.

– Jean Giono

L'amour cherche le temps et la solitude. Les amoureux s'enferment volontairement en des mondes clos, dans lesquels les petites histoires de l'extérieur ne les atteignent pas et où ils peuvent se consacrer pleinement à leur amour. Dans Roméo et Juliette, la célèbre scène où les amants regardent l'aurore, triste signe du départ, fait voir cette double exigence de l'amour, d'être à la fois isolé du monde et riche d'un temps infini pour se consacrer à l'autre et au développement des sentiments.

Le monde extérieur ne s'abolit point. Jamais les sentiments ne triomphent du monde ; c'est le drame de tout amour passionné. Toujours des contre-temps, des contingences envahissantes, des ouvertures imprévisibles : le monde clos se fissure, et le cocon des amoureux ne persiste jamais longtemps. La femme, être de l'intérieur, symbolisée par le gynécée et la position de ses organes génitaux, accepte beaucoup moins ce fait que l'homme, être voué à ne jamais s'arrêter, à chasser dehors, à se mouvoir dans le monde, toujours en quête d'un nouvel objet de désir. Cet instinct aventureux propre à l'homme, la femme cherche à le réfuter et à l'inhiber ; les plus naïves, comme Joséphine, ne comprennent même pas. Il est bien rare que l'homme préfère s'enfermer de son propre gré, et pour longtemps, dans le monde clos de l'amour, en rejetant sa tâche de chasseur, en oubliant son désir d'aventure : même en nos temps de féminisation malsaine, l'homme trouve des échappatoires, il crée des ouvertures : l'homme moderne, enfermé dans son appartement et dans le coeur de sa concubine, jouera aux jeux-vidéos, partira en des mondes étrangers dans lesquels il peut combattre des monstres, accomplir des quêtes, dialoguer avec ses semblables, et être, en somme, loin de la femme. Dans les couples, à peu près toutes les disputes s'expliquent par ce désir irrépressible de l'homme à s'en aller agir hors du monde clos, façonné et choyé par la femme. Cette tension inévitable est la condition de survie du couple, car de deux choses l'une, ou bien l'homme, électron trop libre, s'en va errant dans le monde extérieur au point de négliger et oublier la femme, ce qui tue l'amour, ou bien la femme, forte de son influence, parvient à faire demeurer l'homme dans l'amour, ce qui est un poison lent mais sûr dont les principaux ingrédients sont l'ennui, la lassitude, la monotonie et la léthargie. Ainsi, Solal et Ariane, enfermés amoureux en leur monde clos, font mourir leur amour et eux-mêmes en deux ans de vie commune.

22 juin 2012

CCLX

C'est en effet tout un travail de ponctuer Héraclite, parce qu'il n'est pas évident que les termes se rattachent à ce qui les précèdent ou à ceux qui les suivent ; par exemple au début de son écrit il dit : "Voici la raison qui est éternellement restée inintelligible à l'homme" : on ne peut voir s'il faut ponctuer avant ou après "éternellement".

– Aristote


L'invention de la ponctuation sur les manuscrits, inconnue à l'antiquité, fut un progrès incontestable pour l'intelligibilité des textes. La poésie moderne, en manque d'innovation, a réinventé l'absence de ponctuation. Pourquoi ? La ponctuation sert à la fois l'auteur et le lecteur en simplifiant la compréhension du texte ; sans les points, l'entendement à tendance à aller trop loin, et ne s'arrête pas toujours aux bons endroits. Pourquoi faire disparaître ces indicateurs si utiles, sinon pour affecter la modernité, pour trouver de l'original, de l'étrange, ce qui fascine presque toujours les poétophiles, également amoureux du vague et de l'obscur ? Y aurait-t-il dans ce choix un enjeu rythmique et musical que je ne saisis pas ? Car il me semble que l'absence de ponctuation ne peut que nuire à la compréhension rapide du rythme naturel du texte ; ce vide ne peut que perturber le lecteur qui lit le poème pour la première fois. Sans la ponctuation, l'intonation du lecteur se fait nécessairement plus hésitante, moins sûre d'elle-même, tandis qu'un point ne peut pas être mal interprété, pas plus qu'un point d'interrogation. Baudelaire, précis dans ces vers, classique dans l'esprit, était très attentif à la ponctuation de ses poèmes.

Je me souviens, lorsque j'étais en troisième, d'un cours de français dans lequel on nous avait demandé de ponctuer le Pont Mirabeau d'Apollinaire. C'était déjà faire comme si le poème était incomplet dans sa forme et que c'était forcément au lecteur de l'achever. Le poème n'en est pas moins beau avec la ponctuation, et j'imagine que la Chanson du mal aimé ne perdrait pas de son charme si on y mettait quelques utiles points, virgules, point d'exclamations et point d'interrogation. Le texte ne peut que gagner en clarté, et la clarté ajoute à la beauté plutôt qu'ell ene la diminue ; mais c'est précisément ce que semblent ne pas comprendre les poètes et les poétophiles idolâtres. Aussi, je ne m'étonne point que la plupart des poètes avouent détester les mathématiques, qu'ils méprisent ouvertement les sciences et la philosophie, et qu'ils manifestent, en général, dégoût à l'égard de tout ce qui est clair et rigoureux. Il est intéressant de remarquer que Paul Valéry, qui est un vrai poète, n'avait pas ces défauts. 

21 juin 2012

CCLIX

Le concret de l'intuition est une totalité, mais seulement la totalité sensible – une matière réelle dont les constituants sont seulement juxtaposés dans l'espace et le temps : cette absence d'unité du divers qui caractérise le contenu de l'intuition ne devrait pourtant pas lui être imputée comme un mérite et une supériorité sur l'intelligence.

Hegel


      Bam ! Merci Hegel ! Ça, c'est dans la gueule des phénoménologues pompeux et obscurs qui prétendent retrouver le contact avec l'être brut, se gorgeant d'une intuition magique et attaquant injustement, jalousement, les connaissances irréfutables de la science positive. Ne pouvant espérer rivaliser avec la rigueur et l'étendue des connaissances des savants, certains philosophes, vers la fin du XIXème siècle, se sont mis à voir le scientisme un peu partout, à craindre la mort de la philosophie, et surtout à se sentir attaqué dans leur amour-propre de philosophe ; cherchant à trouver une nouvelle légitimité à leur activité, désirant absolument se démarquer des sciences qu'ils ne peuvent s'empêcher de mépriser, ils ont couru vers l'immédiaté de l'intuition, vieil Éden qui se veut concret, mais qui est d'autant plus abstrait et vague qu'il est plus fantasmé que réel.
     La phénoménologie, en essayant de retrouver le contact de l'être brut par les moyens les plus insupportables du langage, en inventant une prose empesée incompréhensible pour le commun des entendements humains, en créant des concepts pédants ne servant qu'à exprimer en un grotesque galimatias des vérités banales, s'est condamnée à être à la fois ridicule et hautaine, qualités qui ne furent évidemment pas sans l'aider à gagner l'estime et l'intérêt des universitaires. Le nombre d'articles, de mémoires, et de thèses qui ont été écrites en un siècle pour démêler un sens dans livres emmerdants d'Husserl doit être effarant ; mieux vaut ne pas y songer. 
     Avec Hegel, on remarque avec une profonde acuité que l'intuition séparée de l'intelligence ne peut apporter aucune connaissance véritable. En effet, c'est par l'intelligence que nous lions les choses entre elles, que nous analysons le réel, c'est-à-dire que nous le décomposons, nous établissons des différences au sein de la totalité dans le but d'ordonner rationnellement ce contenu et d'en former une connaissance solide. Sans l'intelligence, sans la science, le contenu de l'intuition ne peut que demeurer dans une imprécision improductive, dans une indétermination dont on ne peut rien tirer d'intéressant. Les phénoménologues ont décidé de penser à l'envers : ils eurent l'extravagance d'essayer vainement de se détacher de la science pour retrouver un contact immédiat avec le monde, alors qu'au contraire, le seul et unique chemin qui vaille est celui allant de l'intuition, de l'expérience sensible, jusqu'aux abstractions de la science, c'est-à-dire jusqu'à la véritable connaissance des choses. La clique insupportable des phénoménologues ne se rend ainsi visiblement pas compte qu'elle ne peut que produire un résultat mille fois inférieur à celui des arts, qui eux parviennent de fait à s'émanciper des concepts pour parvenir à leurs fins. Si l'on veut retrouver le contact immédiat avec le monde, où je ne sais quelle autre foutaise, il est pourtant évident qu'il vaut mieux pratiquer la littérature, la poésie ou la musique plutôt que de se taper les illisibles torchons philosophiques des phénoménologues. 
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